Jean Jaurès (1859-1914) fut un des fondateurs du socialisme à la française. Si aujourd'hui curieusement tout le monde politique s'en réclame, il était loin de faire l'unanimité de son vivant. Ses dithyrambes réclamant l'avènement du communisme effrayaient sans nul doute un peu, mais pis encore, à l'orée de la première guerre mondiale, ses idées pacifistes furent considérées comme du défaitisme. Cela lui valut d'être froidement assassiné par un militant nationaliste exalté, lequel fut tout bonnement acquitté en 1919, à la faveur du regain de patriotisme suivant l'armistice !
Un petit livre* permet, grâce à des textes écrits en 1894, 1898, 1901 et 1903, de se faire une idée des conceptions politiques de celui qui est devenu un héros "panthéonisé", que François Mitterrand crut bon d'honorer la rose à la main en 1981, et que même l'actuel Président de la république se plait à citer avec emphase dans ses discours.
Nourri au lait enivrant mais pernicieux de Hegel et de Marx, Jaurès avait développé une conception séraphique du socialisme, empruntant à la fois à l'idéalisme et au matérialisme.
Bien que l'expérience désastreuse de la Révolution Française ne lui servit malheureusement pas de leçon, il est pourtant hautement probable qu'il était parfaitement sincère lorsqu'il annonçait en 1894, sous l'emblème du drapeau rouge, "la réconciliation fraternelle de tous les hommes après les séculaires combats".
Bien que l'expérience désastreuse de la Révolution Française ne lui servit malheureusement pas de leçon, il est pourtant hautement probable qu'il était parfaitement sincère lorsqu'il annonçait en 1894, sous l'emblème du drapeau rouge, "la réconciliation fraternelle de tous les hommes après les séculaires combats".
En dépit d'une vision très "humaniste" du socialisme et de quelques circonstances atténuantes qu'on peut lui accorder, pour n'avoir pas vu en grandeur réelle les méfaits du collectivisme, on ne peut qu'être confondu par la naïveté dont il fit preuve, lui l'homme de terrain.
Il se livre en effet, totalement au catéchisme communiste, dont il juge "admirable" la représentation qu'en avaient donné Marx et Engels. Cette ineffable candeur suscite autant d'admiration que d'effroi. A aucun moment les contradictions, les approximations et la subjectivité dont fourmille son raisonnement, n'entament son enthousiasme.
Par exemple, Jaurès prophétise que "l'avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse".
Mais cette ferveur n'a dans son esprit, rien de mystique. Au contraire, elle le conduit à préciser que "le mouvement socialiste exclut l'idée chrétienne qui subordonne l'humanité aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins". Il reprend en l'occurrence le slogan fameux de Blanqui qui ne voulait pour l'être humain, "ni Dieu, ni Maître", ce qui n'évita pas de l'asservir à la dictature désincarnée du Parti...
Dans le même temps, il développe une vision matérialiste du monde et se rallie même à l'idée que tout ici bas obéit au déterminisme, y compris naturellement l'histoire humaine : "la force initiale de vie concentrée dans les premières granulations vivantes et les conditions générales de l'existence planétaire déterminaient d'avance la marche générale et comme le plan de la vie sur notre planète".
Par un curieux paradoxe, tout en prêchant l'abolition de la propriété et la collectivisation des moyens de production, le tonitruant député de Carmaux affirme que "le socialisme est l'affirmation suprême du droit individuel", que "rien n'est au dessus de l'individu". Cultivant sans le savoir l'art de l'oxymore, il prétend même que "le socialisme collectiviste ou communiste donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés" !
Autre étrange antinomie, alors qu'il plaide pour l'Internationale Socialiste, il fait reposer les piliers du système sur une conception proche du nationalisme : "les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont donc la condition nécessaire du socialisme". Plus loin, il affirme même que "la patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d'elle, il n'est et ne peut rien..."
Dernier fait troublant, Jaurès semble hésiter quant à la nature intrinsèque du socialisme qu'il appelle de ses vœux. Il n'aurait rien à voir selon lui, avec une sorte de "communisme primitif". Mais, détail savoureux, il ne saurait non plus s'agir du "socialisme d'état", qu'il assimile au capitalisme honni : "entre le collectivisme et le socialisme d'état, il y a un abîme", car "dans cette création de services publics, il reste fidèle au système capitaliste". "Le socialisme d'Etat est une sorte de pessimisme social..."
En somme, la vision jaurèsienne du socialisme se distingue assez peu de la mystification marxiste, et s'avère entachée de contradictions, ou bien d'erreurs grossières d'appréciation.
Selon lui par exemple, "sous le régime capitaliste, la classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété" ! Il ne prévoyait à l'évidence pas, que le capitalisme permettrait justement aux classes les plus modestes d'accéder enfin à un certain bien-être matériel, tandis que le socialisme triomphant les rendraient encore plus pauvres tout en leur interdisant de rien posséder.
On trouve en outre une conception totalement chimérique de la nature humaine et de la réalité de l'existence. On croit rêver en lisant cette angélique déclaration : "Le mineur salarié et dépendant qui descend aux galeries profondes n'est pas pleinement un homme. Il est une pièce dans un mécanisme de production brute.../... Demain, c'est l'humanité elle-même qui descendra au plus profond des puits, .../... ce ne sera plus la servitude de l'homme se mêlant à la servitude des choses, mais la haute liberté humaine façonnant la terre, sa force et ses éléments..."
Il faut reconnaître que des questions pertinentes sont parfois évoquées sous sa plume, mais il s'efforce de les chasser bien vite, ce qui démontre comment la foi peut aveugler la raison, même de gens bien intentionnés.
A certain moment, il se demande par exemple avec une soudaine lucidité si "la communauté ne sera pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers, des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats, pour supprimer les oppositions intellectuelles, si elle ne sera pas conduite à organiser un pouvoir dictatorial ?"
Il craint même dans un noir mais prémonitoire scénario, "qu'une centralisation despotique assurera un régime de médiocrité."
Même s'il se défend évidemment d'être l'oiseau de mauvais augure, on sent par moment qu'il n'en est pas loin : "Si la liberté est incompatible avec la forme socialiste de la propriété, il faut proclamer que la race humaine, au moment même où elle exalte en un rêve de fraternité, d'unité vivante et de grandeur, s'achemine à l'inévitable servitude. Mais qui osera risquer cette sombre prophétie ?"
Enfin, tout à son entreprise de glorification, Jaurès oublie, ou bien élude comme le font souvent les socialistes, les questions concrètes relatives à la mise en œuvre pratique du fabuleux projet. Le caractère fuligineux des mesures qui conduiront à la "libre et joyeuse adaptation de l'individu à l'ensemble", il l'évacue d'une pirouette : "Quand les socialistes se refusent à décrire le détail de la société de demain, on les accuse de ruser : ils respectent tout simplement la liberté de l'évolution et la richesse de la vie !"
S'agissant enfin du concept de dictature du prolétariat qui forme le cœur de la dialectique marxiste, il en minimise la portée en affirmant qu'il ne peut s'agir que "d'une formule de la tactique révolutionnaire pendant la prise de possession du pouvoir..."
Par un curieux hasard, il y a quelques jours, je tombais sur un texte peu connu du philosophe écossais David Hume** (1711-1776). J'y ai trouvé une réflexion qui pourrait magnifiquement qualifier l'ivresse socialiste de Jaurès : "Étant fondée sur un caractère fort, présomptueux et hardi, l’enthousiasme engendre naturellement les résolutions les plus extrêmes, surtout quand il a atteint une hauteur qui inspire au fanatique abusé, la croyance en des illuminations divines, un mépris des communes règles de la raison, de la moralité et de la prudence..."
* Jean Jaurès Le socialisme et la vie. Rivages Poche. Payot 2011.
**David Hume Essai sur la superstition et l’enthousiasme