Lorsqu’on a la chance d’être un tant soit peu initié aux bienfaits de cette “offrande musicale”, il est bien difficile d'imaginer en effet la vie sans elle, et on perçoit alors l'indicible vertige de l'inconnu sous-tendu par cette fragile mais irréfragable présence.
Elle est assurément une réalité pleine de splendeur pour ceux qui en jouissent, mais combien d'âmes n'ont pu ou ne peuvent profiter de ce trésor ? Et pour un Bach s'exprimant dans ce monde sublunaire, combien d'autres sont restés dans les limbes éthérés ?
Le raisonnement mathématique donne une idée de l'infini côtoyant sans cesse l’univers perceptible. Il est toujours au moins un nombre, et sans doute une multitude, au dessus du dernier qu'on puisse concevoir. Et dans tout système de logique formelle affirmait Gödel, il existe toujours au moins une proposition indécidable.
Dans le Monde, serait-on tenter de penser, il y a toujours au moins une porte donnant sur l’Incommensurable, grande ouverte, mais impossible à franchir...
Il est donc imaginable qu'au dessus de ces sommets artistiques en apparence insurpassables, résident des merveilles encore plus inouïes… La musique est peut-être une sorte de seuil au bord de l’éternité.
En attendant de pouvoir apporter quelque réponse tangible à ces mystères, une chose est sûre : Bach ne cessera d’enchanter la vie intérieure de ceux qui lui prêteront une oreille attentive…
Le DVD permet de profiter pleinement de cette magie, dans des interprétations exceptionnelles. Quelques réalisations remarquables donnent la mesure de l’inspiration qui anima l’immortel Cantor de Leipzig.
Les variations Goldberg constituent l'un des sommets de cette oeuvre prodigieuse. Il est difficile même de trouver les mots pour qualifier toute la fulgurance de ces 30 petites variations enchâssées dans un double aria. Ce mystère qui fait qu'on est plongé dans une extase unique dès les premières notes, et ce jusqu'à la fin. Ce mystère qui fait que l'effet se reproduit sans aucune usure ni lassitude au fil des écoutes successives, tant il y a dans cette musique, de beauté, d'équilibre, de simplicité et de complexité mélodique tout à la fois. Les variations Goldberg ont donné lieu à tellement d'interprétations qu'on pourrait imaginer qu'il n'y a plus vraiment la place pour une nouvelle. Pourtant chacune a sa légitimité assurément, et il n'est pas rare qu'un même artiste ressente le besoin d'en enregistrer plusieurs versions. Ce fut le cas de Glenn Gould dont le nom reste indéfectiblement attaché à la transcription pour piano qu'il fit des ces oeuvres.
Il est indéniable que le passage du clavecin au piano permit d'ouvrir des perspectives inespérées à cet inoxydable trésor. L'instrument, très bricolé de Gould avait une sonorité mate, parfois un peu métallique, évoquant les premiers piano-forte. Il sublima ce manque d'ampleur par ses célèbres vocalises en arrière plan. Sa version la plus aboutie, réalisée à la fin de sa vie, filmée en 1981 par Bruno Monsaingeon, reste un repère incontournable. En resserrant son jeu sur l'essentiel, le dépouillant d'artifices et de fioritures, et avec un remarquable esprit de synthèse, il conféra à l'oeuvre une puissante unité, une homogénéité extraordinaire. Il est quasi impossible d'interrompre l'écoute une fois commencée.
Pareillement, il faut se laisser saisir par l'Allemande qui débute la première des six suites qui n'ont de françaises que le nom... C'est à un doux ravissement, ininterrompu, qu'elle invite le mélomane.
Jouées en public, quasi sans reprendre haleine, par Andras Schiff, ces mélodies, à la fois simples et pénétrantes forment un continuum merveilleux.
La présentation est pourtant austère et les amateurs de jeux de scène en seront pour leurs frais assurément. L'artiste est vêtu à la manière d'un clergyman, et à part les mains dansant avec grâce sur le clavier, le spectacle est inexistant. Il faut même fermer les yeux pour goûter pleinement la saveur indicible de ces mélodies. Pourquoi donc avoir les images me direz-vous ? Sans doute parce qu'elles témoignent de la réalité de ce concert (pourquoi le public s'est-il déplacé, puisqu'il est assis douloureusement sur des bancs de bois, et qu'il n'a même pas le privilège de voir les mains du pianiste ?)
Sans doute aussi parce qu'il y a un supplément d'âme dans une interprétation vivante, dénuée de tout artifice technique. Et pourquoi s'en priver, sachant que rien n'empêche de s'en passer ?
Splendide idée, à l'inverse, que de proposer l'interprétation du colossal chef d'oeuvre musical intitulé Clavier bien tempéré, par quatre musiciens différents ! Deux livres de 24 préludes et fugues, il faut dire que le sujet, par son ampleur monumentale, s'y prêtait.
Ils sont magnifiquement enregistrés et filmés dans des conditions très originales : celles du direct mais sans public, chaque artiste étant au piano dans un décor unique et à la fois changeant. Pour Andrei Gavrilov ce sont les lignes épurées et l'austère dépouillement des salles de la New Art Gallery à Walsall. Pour Joanna McGregor c'est l'étrangeté baroque du palais Güell de Barcelone. Nikolai Demidenko évolue quant à lui dans le cadre somptueux du Palazzo Labia à Venise. Angela Hewitt enfin, joue derrière les murailles médiévales du château Warburg d'Eisenach.
Que retenir de cette expérience ? Des sensations merveilleuses, car il règne au long de ces deux DVD un climat empreint d'une sérénité extatique et l'impression d'une grande homogénéité, en dépit de l'alternance voulue dans l'interprétation aussi bien que dans le choix des lieux. Les prises de vues sont absolument magnifiques et plutôt que d'assister à un spectacle statique devant une assistance recueillie, on apprécie cette promenade intimiste, ravissant les yeux autant que les oreilles. S'agissant de ces dernières, disons en quelques mots, qu'elles apprécient la plénitude fluide du jeu de Gavrilov, la puissance retenue et l'élégance de celui de Demidenko, la saveur fruitée, et la grâce mutine caractérisant le phrasé d'Angela Hewitt, la technique éblouissante et le souci d'authenticité de Joanna McGregor.
On dit que ces œuvres se situent à un niveau si haut, qu'elles découragèrent tous les musiciens qui vinrent après Bach de s'attaquer au genre contrapuntique. Il est vrai qu'on se demande ce qu'on pourrait encore ajouter. Plus on écoute cette musique, plus on en perçoit l'inépuisable richesse. Et bien sûr plus on comprend le supplément d'âme indicible qui fait que Bach est aussi essentiel à l'expression musicale que l'air et l'eau le sont à la vie…
Avec ses manières de sale gosse, Le jeune pianiste à la mèche rebelle David Fray a de quoi en énerver a priori plus d’un. Mais lorsqu’il s’installe au piano, il faut bien reconnaître qu’il émane de lui quelque chose d’autre qu’une simple allure. A-t-il pour autant l’envergure d’un Glenn Gould qui fut lui aussi, en dépit d’un immense talent, un tantinet cabotin ? C’est une question finalement accessoire, si l’on admet prendre du plaisir à entendre les concertos BWV 1055, 1056 et 1058, joués par ces doigts juvéniles.
Or le charme opère. Au clavier, le toucher s’avère gracieux, subtil et original, et l’artiste montre qu’il sait s’élever beaucoup plus haut que son instrument. Grâce à la caméra décidément inspirée, de Bruno Monsaingeon, qui sait se faire petite souris durant les répétitions, on mesure la capacité du sémillant maestro à concevoir ces fabuleux concertos comme des ensembles cohérents où l’orchestre n’est pas seulement le faire valoir du piano, mais le partenaire à part entière d’un dialogue équilibré (sublime adagio tout en délicats pizzicati du BWV 1056, durant lequel l'artiste et le Deutsche Kammerphilharmonie Bremen qui l'accompagne, semblent littéralement en apesanteur...). Au surplus, on perçoit comment il est possible de trouver dans ces mélodies rebattues, la possibilité de renouveler les phrasés, pour leur garder leur merveilleuse intemporalité… Plus que jamais, Bach est une fête !
Et pour achever ce parcours initiatique, comment ne pas revenir encore et toujours aux Variations Goldberg, dans la transcription pour trio à cordes, violon, alto et violoncelle, qu’en fit Dimitri Sitkovetsky. Interprétée par l’ensemble ZilliacusPerssonRaitinen, elle est d’une pureté formelle quasi absolue, sublimant les voix dont le chant s’élève sans retenue. On rejoint par anticipation, l’émotion suscitée par les plus bouleversants instants des derniers quatuors de Beethoven. Comment JS Bach parvint-il à partir des sonorités grêles et stridulantes du clavecin, à exprimer tant de grâce, tant d’universalité, et tant d’éternité, voilà sans doute une des questions les plus troublantes qui soient en matière artistique...
Pour y goûter un peu :
Concerto BWV 1055 (David Fray)
Goldberg Variations (Glenn Gould)
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