Natif de Savoie, et frère du célèbre penseur conservateur Joseph, il ne sera jamais français ce qui lui valut lors des guerre entreprises au nom de la Révolution et de l’Empire, de s’engager dans les armées russes, en soutien au Tsar. Bien qu’intrépide combattant, il lui arriva toutefois de contrevenir à la discipline militaire, ce qui lui occasionna un arrêt de rigueur avec obligation de rester confiné chez lui durant 42 jours.
Il transforma cette peine en expérience initiatique originale, mettant à profit cette claustration forcée pour donner libre cours à son imagination et pour se livrer à une exploration de son environnement immédiat afin d'en tirer matière à réflexions et anecdotes.
Il fit en effet contre mauvaise fortune bon cœur, comme on dit et trouva bien des avantages à ce périple intérieur forcé affirmant en substance qu’il "ne coûte rien", qu’on n’a "point à craindre l'intempérie de l’air et des saisons", qu’on ne rencontre "ni précipices, ni fondrières", et enfin, qu’on y est "à l’abri des voleurs…” Au surplus, le lit, chaud et douillet, dont on n’est plus obligé de sortir dès la sonnerie du réveil, devient “un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées…”
Le prisonnier de sa propre chambre peut alors se livrer à toutes sortes de pensées. Parmi celles-ci, il a la révélation soudaine que “l’homme est composé d’une âme et d’une bête” et que ces deux êtres “sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre, qu’il faut que l'âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction.” De facto, la situation d’aventurier immobile offre l’occasion inespérée de “faire voyager son âme toute seule”, ce qui procure la jouissance “d’étendre son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être.”
Passant le plus clair de ses journées à méditer sur la disposition des pièces, sur les objets qui les meublent, sur leur histoire réelle ou supposée, Xavier de Maistre s’abandonne aux fantasmes spatio-temporels: Il convoque ainsi au gré de sa volonté Hippocrate, Platon, Périclès, et l’épouse de ce dernier, Aspasie...
Avec le premier, il relativise l’intérêt de la médecine, incapable d’abolir le destin funeste qui finit par tous nous emporter, quoiqu’on fasse.
Avec Périclès il disserte sur la décadence des arts et des sciences, égratignant au passage le mythe fondateur de la Révolution française dans laquelle on voit “des savants illustres quitter leurs sublimes spéculations pour inventer de nouveaux crimes”, et dans le tumulte de laquelle on entend “une horde de cannibales se comparer aux héros de la généreuse Grèce, en faisant périr sur l’échafaud, sans honte et sans remords, des vieillards vénérables, des femmes et des enfants, et commettant de sang froid les crimes les plus atroces et les plus inutiles…”
Avec Platon il se réjouit a contrario “des découvertes de Locke sur la nature de l’esprit humain, de l’invention de l’imprimerie, des observations tirées de l’histoire, qui auront contribué à rendre les hommes meilleurs et tendre vers une république heureuse.”
Avec Aspasie, enfin, il discute plus légèrement “des gravures de mode, des vêtements et des coiffures qu’elle n’aurait pu imaginer, et qu’elle trouvait trop couvrants, laissant supposer plus de vertu qu’à son époque…”
Nombreuses sont les idées plus ou moins saugrenues qui passent par l’esprit. Un jour le Robinson en pantoufle, soliloquant sur les mérites comparés des arts, fait le constat que la peinture est évidemment supérieure à la musique, car si “on voit des enfants toucher du clavecin en grands maîtres, on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans.” Le lendemain, il se met à souhaiter “l’invention d’un miroir moral, où tous les hommes pourraient se voir avec leurs vices et leurs vertus”, à l’instar de la glace qui renvoie à celui qui passe devant, sa propre image, de manière toujours impartiale et vraie. Mais l’instant d’après, il convient que cela serait inutile car il ne suffit pas de voir pour prendre conscience. “Il est si rare que la laideur se reconnaisse et casse le miroir…”
A propos de la visite inopinée d’un mendiant, il prend même une leçon cocasse de philosophie et d’humanité de son domestique et de son chien
Mais hélas tout a une fin. La peine infligée par les autorités arrive un jour à son terme et il faut quitter le “charmant pays de l’imagination, que l'Être bienfaisant par excellence a livré aux hommes pour les consoler de la réalité.”
Le jour de la libération devient paradoxalement celui où il faut “rentrer dans les fers”! "Le joug des affaires" va de nouveau peser et il n’y aura plus un pas “qui ne soit mesuré par la bienséance et le devoir.”
Cette microscopique mais originale odyssée valut à son auteur une gloire littéraire qui ne faiblit pas avec le temps. La pandémie due au COVID-19 lui donne même un écho saisissant. Le confinement donne en effet à ceux qui ont eu la chance de ne pas trop en souffrir, l’occasion de vérifier nombre de constats, de relativiser l’importance de certaines priorités et impératifs qu’ils imaginaient incontournables, et de réfléchir sur la condition humaine et la vanité de quantité d’exigences.
Après cette confrontation prolongée avec lui-même, Xavier de Maistre s'exclame: “jamais, je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double.” Et alors que le corps retrouve sa liberté d’aller et venir, l'esprit le sermonne, non sans inquiétude : “O ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi !”
A chacun d’en tirer les enseignements opportuns....