Ce petit ouvrage, particulièrement opportun en ces temps de pénombre intellectuelle, a le mérite de mettre à l'honneur les grands esprits qu’on appelle communément Lumières, nommés ainsi pour avoir illuminé l’horizon philosophique et scientifique du XVIIIe siècle.
A tout seigneur tout honneur, sans surprise, Rousseau, Voltaire, Diderot, Montesquieu, Condorcet y occupent une place de choix. Mais d’autres sont également évoqués au fil des sujets et des citations : Locke, Hume, Newton, Lavoisier, Kant, Beccaria...
Tzvetan Todorov décline son propos sous plusieurs têtes de chapitres jugées par lui cardinales : autonomie, laïcité, vérité, humanité, universalité.
Il apparaît rapidement que ces thématiques sont en réalité étroitement liées et on suit volontiers l’auteur lorsqu’il part de la première qui consiste à se libérer des dogmes et des croyances. C’est l’essence même du mouvement, et il n’est pas le premier à comparer ce bouleversement à la révolution copernicienne.
La Terre a perdu sa position centrale, intangible, dans la nouvelle cosmogonie. Dieu perd la sienne dans la nouvelle perspective philosophique. C’est l’Homme qui devient l’objet focal vers lequel tout converge. Il ne peut ni ne doit rien attendre de qui que ce soit, hormis de lui-même. C’est un changement fondamental.
L’Homme étant par nature libre, rien ni personne n’a la légitimité de l’asservir et plus aucun dogme n’a d’autorité, plus aucune institution n’est sacrée. Les gouvernements et les lois sont nécessaires mais n’ont plus de caractère divin. A noter qu'il n’est toutefois pas nécessaire de récuser les religions, simplement d’adopter une attitude de tolérance et de liberté de conscience
Comme l’être humain est fait pour vivre en société, il est impératif de conserver des règles de vie communes, pour éviter le chaos et l’anarchie. La notion de contrat social devient rapidement incontournable, développée par John Locke puis par Rousseau. Le corpus réglementaire qu’il suppose repose sur le respect de la liberté individuelle, notamment, celle d’expression et de publication. Et le progrès vers lequel tend naturellement la société se fonde sur la connaissance et la recherche de vérité.
Parvenu à ce stade, le lecteur a passé en revue les thématiques servant de canevas à l’ouvrage et s’il était ignorant du contexte historique et de l’esprit des Lumières, le voilà bien éclairé sur quelques notions essentielles.
Il peut rester sur sa faim car la réflexion se fait parfois un peu courte notamment lorsqu'il s'agit d'analyser l'évolution et les applications pratiques de ce courant de pensée.
Les rejets et les détournements font l’objet d’un chapitre, mais ils se bornent à des réflexions générales, parfois sujettes à controverse.
A juste titre, Todorov souligne la dérive colonialiste dont Condorcet se fit l’apôtre dans le dessein “d’apporter la lumière à tous”. Mais il peine à imputer aux Lumières les désastres révolutionnaires qui ont été commis au nom des grands principes, de la terreur de 1793 aux totalitarismes du XXème siècle. Pire, il semble confondre parfois le bon grain et l’ivraie, renvoyant par exemple dos à dos le marxisme-léninisme et le libéralisme.
A cette fin, il interprète de manière hasardeuse la pensée du pape Jean-Paul II, évoquant notamment un écrit dans lequel ce dernier affirme que “le drame des Lumières” est qu’elles ont rejeté le Christ, et que “par là s’est ouverte la voie vers les expériences dévastatrices du mal qui devait venir plus tard”.
Todorov se croit autorisé à en déduire que selon l’opinion papale, "le marxisme totalitaire et le libéralisme occidental sont des variantes à peine distinctes de la même idéologie". Cela semble très éloigné de la conception de Jean-Paul Il qui mit toute son énergie à lutter contre le fléau du communisme mais ne manifesta jamais un tel acharnement à propos du libéralisme, même s'il s'est élevé contre certains excès permis par la liberté, notamment le matérialisme, l'égoïsme et la cupidité. Il faudrait en la circonstance évoquer plutôt son successeur François, qui flétrit régulièrement le libéralisme avec plus qu'un brin de mauvaise foi si l'on peut dire…
Lorsque l’on poursuit le parcours intellectuel des Lumières jusqu’à notre monde contemporain, on se trouve tôt ou tard à la croisée des chemins entre le socialisme et le libéralisme qu’on peut considérer comme deux évolutions divergentes des mêmes idéaux. Même s’il faut éviter d’être trop manichéen, il faut bien choisir. Le flou idéologique duquel Todorov se montre incapable de s'extraire est la vraie faiblesse de l'ouvrage.
Rousseau, qu’il qualifie abusivement de “plus profond penseur français au temps des lumières”, peut être jugé proche des principes menant au marxisme, même si rien ne prouve qu'il les eut approuvés. En tout état de cause, ses frères de pensée ont bien plus de parenté avec les Pères Fondateurs de la Démocratie Américaine, laquelle représente l'application la plus aboutie de l'idéal de société porté par les Lumières.
L’Amérique n’est pas la seule à avoir cherché à mettre en œuvre les préconisations des Lumières, mais elle représente, qu’on le veuille ou non, le modèle le plus équilibré et durable de démocratie éclairée, et elle est celle qui a poussé le plus loin la logique de liberté individuelle. Au surplus, c’est elle qui a appliqué avec le plus de pragmatisme celle d’égalité.
Ces deux notions auraient gagné à faire l’objet de développements plus approfondis par Todorov.
Le libéralisme n’entend pas séparer la liberté en plusieurs composantes comme le fait le socialisme, qui en rejette certaines, notamment celle relevant du domaine économique. Dans ses pires acceptions, le socialisme, par essence collectiviste, va même jusqu'à piétiner les libertés individuelles au nom du Bien Commun. C’est un non sens, en contradiction flagrante avec la philosophie des Lumières.
A l'inverse, le socialisme fait un tout de l’égalité :égalité des chances, égalité des droits, égalité des conditions. C’est encore une aberration étrangère au libéralisme qui privilégie les deux premières au détriment de la troisième jugée néfaste à tout progrès et initiative. C’est beaucoup plus conforme à l’esprit des Lumières, tel qu’il apparaît chez David Hume. Dans son enquête sur les principes de la morale parue en 1751, le philosophe écossais mit solennellement en garde contre l’égalitarisme prôné à l’époque par les Levellers, ancêtres des Socialistes. Il les accusa même, de se comporter comme « une sorte de fanatiques politiques, dérivée de l’espèce religieuse »
On pourrait faire d’autres reproches à Todorov.
Celui d'avoir occulté l'importance de l'esprit critique, indispensable à toute démarche scientifique, et d'être passé trop rapidement sur les aspects moraux de la philosophie des Lumières si magnifiquement développés par Immanuel Kant. Ou bien de n’avoir pas évoqué le fédéralisme, qu’on peut considérer comme un principe cardinal, car il fut préconisé par le même Kant, comme moyen de tendre vers la paix perpétuelle et le progrès. Encore une fois, les États-Unis cochent la case…
En revanche, son argumentation faisant de l’abolition de la peine de mort un prérequis des Lumières, est des plus discutables, relevant quasi du hors sujet. Selon lui, “si l’assassinat privé est un crime, comment l’assassinat public ne le serait-il pas ?” On pourrait lui répondre par une autre interrogation : comment mettre sur un pied d'égalité un délit criminel et une décision de justice ? Le faire conduit à nier la légitimité de cette dernière, ce qui revient à contrevenir à un des principes fondamentaux des Lumières. Qu'on soit pour ou contre la peine de mort, cela relève du débat d'opinions et non d'un quelconque postulat philosophique.
Au total, ce texte est salutaire, mais hélas trop fragmentaire et inabouti pour servir à l’édification des foules et à la glorification de la belle aventure des Lumières !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire