En flânant à Bordeaux sur la rive droits de la Garonne, on fait des découvertes. D’abord celle toujours renouvelée du panorama magnifique qui s’étale sur l’autre berge et qu’on peut admirer après avoir traversé le fleuve via le majestueux Pont de Pierre.
Interdit aux voitures en raison de la réfection des fondations, il est toutefois praticable pour les trams, les bus, les vélos et les piétons. Mais les travaux sont sans doute un alibi, et il est hautement probable qu’il reste désormais ouvert à la circulation de tout, sauf les autos ! Il n’y a pas qu’à Paris que ces dernières sont en voie de bannissement…
Toujours est-il que devant la splendide esplanade qui se fraie un passage entre la place de la Bourse et le fameux miroir d’eau, les belles demeures des Chartrons déploient leurs nobles façades à perte de vue. Perspective époustouflante.
En suivant le fleuve, on se retrouve assez vite à la campagne. C’est en effet dans un parc qu’on arrive, dont la Municipalité termine l’aménagement, en peuplant la rive de plus de 45.000 espèces de végétaux. On cherche en vain l’angélique des estuaires (angelica heterocarpa), très rare à ce qu'il paraît, mais endémique ici, et qui donne son nom à cette étendue protégée. Mais la saison doit être passée…
Au hasard de cette flânerie, je découvre au sein d’une étendue herbeuse un improbable buste de Toussaint-Louverture ! Cet intrépide esclave affranchi naquit en Haïti en 1743, lorsque l'île était une colonie française (sous le nom de Saint-Domingue). Devenu général à la faveur de la Révolution, il crut pouvoir donner l’indépendance à sa terre natale, mais fut empêché sans ménagement par Bonaparte qui le fit ramener prisonnier en France, où il mourut peu après, en 1803. Ce buste fut offert par la République d’Haïti à la ville de Bordeaux en 2005.
Un peu plus loin, au bord du fleuve, une plaque attire mon attention. Elle porte une citation en forme de poésie :
“Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ;
Le dernier de vous tous est parti sur la mer.
Le couchant emporta tant de voiles ouvertes
Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts.
La mer vous a rendus à votre destinée,
Au-delà du rivage où s’arrêtent nos pas.
Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées ;
Il vous faut des lointains que je ne connais pas.
Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre.
Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi.”
Je comprends qu’il s’agit d’un écrit de quelqu’un qui “fut contraint de renoncer à devenir officier de marine”, mais qui “ne renia jamais ses rêves.”
Le mystère s’épaissit lorsque quelques centaines de mètres plus loin, une autre plaque évoque un écrivain de “la génération perdue”, foudroyée par la première guerre mondiale. Je songe à l’auteur du Grand Meaulnes, Alain-Fournier, mais je ne le savais pas poète.
En définitive, j’avais fait le parcours inverse de ce qui était prévu, et c’est une troisième et dernière stèle qui m’apprend qu’il s’agit de Jean de la Ville de Mirmont, qui fut en fait l’exact contemporain d’Alain-Fournier (1886-1914) lui aussi fauché en plein devenir.
Natif de Bordeaux, Mirmont ne laissa, lorsqu’il mourut à l’âge de 27 ans, qu’un petit roman : “Les Dimanches de Jean Dézert”, quelques contes, et un vaste poème incantatoire : “l’Horizon Chimérique”. Ce dernier fut sauvé de l’oubli par Gabriel Fauré qui, touché par la beauté des vers, le mit en musique...
Hélas, si la chanson est poignante, elle est aussi l’expression tragique d’une destinée fracassée :
“Je suis né dans un port et depuis mon enfance
J’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance,
Mon cœur n’a jamais pris le chemin de la mer…”