Goethe affirmait qu’il existait entre les êtres des affinités électives, à l’image de ce qui se passe dans le monde de l’infiniment petit, entre certains atomes et certaines molécules. Il est possible de faire sienne cette hypothèse lorsqu’on songe aux mystères de l’amour et au fameux "coup de foudre". Elle n’est pas moins crédible si l’on pense à certaines communautés spirituelles, philosophiques ou artistiques. La poésie offre quant à elle le champ libre à toutes les fantaisies, et certaines destinées ont tant de points communs qu’on est tenté d’y voir à l’œuvre cette alchimie qui relie peut-être les âmes entre elles.
Depuis ma plus tendre adolescence j’éprouve une fascination pour les poètes romantiques, spécialement anglais et allemands. Parmi eux, quatre font une sorte d’ensemble à mes yeux presque indissociable : Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821), Novalis (1772-1801) et Friedrich Hölderlin (1770-1843).
C’est Hölderlin que je voudrais évoquer aujourd’hui et autour duquel me vient l’idée d’opérer quelques téméraires rapprochements.
Premières constatations, tous quatre furent quasi contemporains et tous quatre restent auréolés d’une éternelle jeunesse devant l’éternité, frappés qu’ils furent par un destin tragique se terminant autour de la trentaine. Certes Hölderlin vécut 73 ans, mais il avait à peine atteint l'âge de 32 ans lorsque la folie gagna son esprit, altérant de manière croissante et irrémédiable son génie...
De ce quatuor incandescent, Hölderlin est sans doute celui dont l’art est le plus difficile à pénétrer. La langue y est sans doute pour quelque chose. C’est une vraie gageure pour quelqu’un qui ne maîtrise pas bien l’allemand, de percevoir l’harmonie musicale de ses vers, qui n’a d’égale que la puissance et la somptuosité des flots du Neckar, sur les rives duquel il vécut. Mais plus encore, ce qui peut rebuter c’est surtout la teneur de son chant, tout en symboles, en ellipses hermétiques et en envolées lyriques.
Pour tenter de dire en quelques mots ce qui constitue l’essence de la poésie hölderlinienne, il faut trouver quelques axes forts, dont il est possible d’imaginer des prolongements chez les trois autres poètes.
La Grèce antique fut en quelque sorte son berceau spirituel. Mais quel jeune artiste de cette époque aurait pu rester indifférent à la magnificence du passé hellénique ? “Ô Grèce bienheureuse, demeure de tous les Immortels !” s’écrie-t-il dans l'une de ses plus célèbres élégies, “le Pain et le Vin”.
De fait, ce sera l’alpha et l'oméga de sa pensée, inscrit dans une recherche ardente de la beauté sous toutes ses formes. La Grèce et ses vestiges illuminés, c’est le royaume par excellence de l’art, de la philosophie, des Dieux et de la mythologie, ainsi qu’on le trouve exprimé dans le petit roman poétique, Hypérion: “le premier enfant de la beauté, le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine, c’est l’art**”, anticipant en quelque sorte Keats, dont la réflexion sur une urne grecque fera écho un peu plus tard: “Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté, voilà tout ce que vous savez sur terre, tout ce qu'il vous faut savoir…”
Au détour de ses vagabondages éthérés, quasi parnassiens, parfois un peu ardus, Hölderlin se révèle parfois étonnamment pragmatique.
S’il fut proche de Fichte qu’il eut comme professeur, de Hegel et de Schelling avec lesquels il partagea les bancs de l’université, et une partie de l’idéalisme, c’est à Kant qu’il voua une vraie admiration, le comparant même à Moïse ouvrant la voie pour guider son peuple. L’auteur de la Critique de la Raison Pure lui apprit en effet à distinguer le champ du réel de celui de la métaphysique.
S’il aime s’abandonner aux songeries, dans lesquelles tout est permis, le poète se méfie de la “raison raisonnante”. Ainsi selon lui “L’homme est un Dieu quand il rêve et un mendiant quand il réfléchit...” Plus fort encore, il affirme que ”l'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable. (Hyperion**)...”
Il tira de son expérience philosophique une morale éprise d’espérance et de liberté, totalement liées selon lui, comme il s’en épanche dans un hymne magnifiant cette dernière : “Il me suffit d’avoir goûté au calice de l’espérance, d’en avoir savouré le douce aurore. Voici que dans un lointain sans nuage, je vois briller le terme sacré de la Liberté..”
Cette fois c’est Shelley auquel on pense, et à son combat intransigeant contre toutes les tyrannies et tous les esclavages tel qu’il l'a superbement transcrit dans son Ode à la Liberté, dans laquelle il voit par une prescience inspirée, naître un grand espoir, à l’ouest, du côté de l’Amérique : "A l’heure où Minuit rêve, à l’occident sur les flots, les hommes, tressaillant, chancelèrent, pleins d’une stupeur heureuse, sous les éclairs de tes yeux, qu’ils avaient oubliés..."
Hölderlin alla quant à lui encore plus loin et se révéla dans son Hypérion, étonnamment libéral et même anti-étatique : “Par le ciel ! Il ne se rend pas compte de son péché, celui qui veut faire de l’État une école des mœurs. C’est, après tout, ce qui a fait de l’État un enfer, que l’homme ait voulu en faire son paradis. L’écorce rugueuse autour du noyau de la vie, et rien d’autre, voilà ce qu’est l’État. Il est le mur autour du jardin des fruits et légumes cultivés par l’homme, mais à quoi sert un mur autour d’un sol desséché ?**”
Autre thématique puissante, qui traversa la vie de Hölderlin comme celle de ses gémeaux en poésie, c’est bien sûr l’Amour. Véritable pont-aux-ânes pour les amateurs de vers, propice à toutes les effusions et à tous les poncifs, ce fut une révélation pour Hölderlin, un chemin de Damas en quelque sorte qui transfigura littéralement son existence et ne fut sans doute pas pour rien dans le basculement dans ce qu'il est convenu de nommer folie.
Il le rencontra sous les traits d’une jeune femme mariée, Susette Gontard (1769-1802), dont le banquier de mari cherchait un précepteur pour leur fils.
Devenue Diotima, par référence à la déesse philosophe dont parle Platon dans son Banquet, elle est le sujet de maints poèmes, et le cœur même de son roman épistolaire Hypérion.
Amour impossible s’il en fut, il resta sans doute en grande partie platonique, c’est le cas de le dire, et dura bien peu de temps, puisque Hölderlin fut remercié par le mari pourtant compréhensif, mais lassé sans doute d’une situation guère tenable. Les amants eurent quelques occasions de se revoir et continuèrent durant plusieurs années à entretenir une correspondance fournie. En 1802, alors qu’il avait trouvé un poste de tuteur à Bordeaux, la nouvelle lui parvint que Susette était tombée gravement malade. Il traversa à pied toute la France pour rejoindre Nürtingen, mais arriva trop tard, juste pour apprendre qu’elle venait de mourir...
Dès lors, le Poète entra dans une étrange nuit spirituelle. Diotima était en quelque sorte son alter ego et se retrouver seul face à l’existence se révéla une épreuve insurmontable. Il y a dans la noirceur du désespoir et dans toute douleur, une sorte de brûlante exaltation qui n’est pas sans évoquer les sensations que procurent les ténèbres venant après la lumière. Hölderlin l’avait si bien chanté sans son hymne au Pain et au Vin :
“La Nuit vient, peuplée d’étoiles, et toute indifférente à notre vie ;
Brillante et mystérieuse, étrangère parmi les hommes
Elle monte triste et splendide au dessus des collines…*”
On pourrait évoquer également à ce propos, Novalis dont la vie fut si courte, si brillante, et marquée elle aussi par le drame de l’amour en la personne de Sophie von Kühn, qu’il aima d’une passion mystique alors qu’elle était encore une enfant, et qui lui fut arrachée par la maladie, deux ans à peine après leurs fiançailles. De ce chagrin indicible naquit les bouleversants Hymnes à la Nuit.
Hölderlin se retrouva terriblement seul sans sa muse en laquelle il avait cru approcher le monde idéal qui emplissait ses rêves. Un très beau texte de Bernard Groethuysen*** traduit excellemment ce sentiment : “Il y eut un moment dans sa vie où il croyait avoir trouvé ce monde. Le poète ne peut-il rencontrer dans l’être qu’il a aimé ce qu’il n’avait pu retrouver qu’en lui-même ? Le monde est là, il a pris forme; tu es à moi. l’infini c’est toi. L’infini dans le fini. Le Moi a trouvé le Toi que le poète avait appelé vainement dans le silence du Tout…
La voix s’est tue et le poète a connu les peurs de la solitude qui se sait et du silence qui s’écoute…”
Dans cette obscurité envahissante, il y eut bien quelques éclairs pour illuminer encore un peu le génie du Poète, mais bientôt le chant devint de plus en plus décousu, se réduisant à des bribes, célébrant la nature et les saisons, avant de s’éteindre tout à fait.
Fût-ce le signe de l’incurable “mélancolie d’un ange exilé qui se souvient du paradis” comme le suggéra Stefan Zweig ?
Fut-ce l’incapacité à exprimer l’alchimie secrète entre le monde antique et le génie du christianisme comme l’évoquait subtilement Groethuysen : “Dionysos a rejoint son frère le Christ qui a survécu à Dieu. Dieu est mort et le monde est seul...”
Fut-ce enfin l’immensité du chagrin dû à la perte de l’être aimé, comme on pourrait le supposer en lisant quelque part dans Hypérion « C'est un terrible mystère qu'un être pareil soit destiné à mourir !»
Sans doute y a-t-il un peu de tout cela.
Toujours est-il que Hölderlin s’était forgé à travers son beau poème en forme d’adieu (Der Abschied), une vraie philosophie consolatrice :
“Je m’en irai. Peut-être un jour, beaucoup plus tard te reverrai-je ô Diotima. Mais alors le désir aura saigné sa dernière goutte, et paisibles comme deux bienheureux, l’un à l’autre étrangers, nous irons côte à côte, au gré d’un long entretien, songeant, hésitant mais soudain ce lieu de notre adieu se rappellera à nos âmes oublieuses, le coeur se réchauffera en nous….*”
Sources:
*Hölderlin, Poèmes traduits par G. Bianquis. Aubier Montaigne
**Hölderlin, Hypérion traduit par Philippe Jaccottet. Poésie Gallimard
***Bernard Groethuysen, dit par Pierre-Jean Jouve (Friedrich Hölderlin, folie et génie, France Culture 1951)
Illustrations:
Hölderlin d'après Franz Karl Hiemer
Susette Gontard par Landolin Ohmacht