14 février 2007

Voyage au centre de la conscience

Deux expériences scientifiques étonnantes récemment relatées dans la Presse, invitent à se pencher encore et toujours, sur le mystère quasi insondable de la conscience.
On apprend par le Figaro, qu'aux Etats-Unis, une jeune femme vient de bénéficier, suite à l'amputation de son bras, de l'implantation d'une prothèse d'une efficacité stupéfiante. Elle répond à sa volonté grâce à une puce électronique interprétant les stimuli envoyés par son cerveau aux terminaisons nerveuses ! Ces dernières, hélas interrompues au niveau du moignon, ont été déroutées chirurgicalement vers plusieurs muscles pectoraux. Ces muscles ainsi activés transmettent un signal à un dispositif capable d'analyser une centaine de signaux neuronaux et de commander jusqu'à 22 fonctions distinctes de la prothèse.
Les chercheurs et chirurgiens du Rehabilitation Institute of Chicago (Illinois) ont ainsi la satisfaction d'avoir redonné à la patiente non seulement la fonction essentielle de pince manuelle mais la possibilité de mouvoir avec souplesse et tact son nouveau bras. Ils envisagent même à terme la possibilité d'élargir la technique aux stimuli sensitifs, via des capteurs dont les informations seraient par le chemin inverse, transmises au cerveau !
Dans un récent numéro du magazine TIME, on peut lire le résultat d'observations troublantes quant à l'activité cérébrale d'une patiente se trouvant dans un coma prolongé à la suite d'un traumatisme crânien. Grâce aux techniques d'imagerie par résonance nucléaire magnétique (IRM), des neurologues anglais et belges ont objectivé l'activation vasculaire de zones précises de son cerveau, lorsqu'ils parlaient à haute voix à côté d'elle : celle du langage quand ils récitaient des phrases abstraites, celles de l'orientation spatiale et de la reconnaissance visuelle lorsqu'ils lui demandaient d'imaginer l'intérieur de sa maison, celle commandant certains mouvements lorsqu'ils lui suggéraient de jouer au tennis...
Autrement dit cette patiente plongée en état végétatif, sans aucun contact apparent avec son entourage, semble avoir en son for intérieur, des éclairs de conscience !
Le même numéro détaille les réflexions les plus récentes de quelques hommes de science et de philosophes, sur ce sujet fascinant. Celles par exemple de Daniel C. Dennet, reprenant en quelque sorte l'antique problématique du bateau de Thésée.
Imaginant un sujet atteint d'une affection détruisant progressivement les différentes structures cérébrales, le savant tente d'anticiper ce qui pourrait se passer si la science pouvait à l'aide de prothèses très sophistiquées, remplacer les unes après les autres, les aires ainsi détruites par la maladie. Au bout du compte selon lui, cette personne donnerait probablement l'impression d'être satisfaite de retrouver progressivement ses facultés, mais personne ne pourrait savoir si ce soulagement exprimé correspondrait in petto à une sensation pleinement consciente.
Si l'on en croit Daniel C. Dennet, il serait donc objectivement impossible de distinguer un robot suprêmement habile (clever robot) d'une personne réellement consciente.
Ce dilemme débouche sur une alternative angoissante : ou bien l'être humain n'est qu'une masse de chair animée par un super-ordinateur cérébral, ou bien nous ne saurons jamais ce qu'est la conscience et si elle est capable de survivre à la mort du corps !
Il semblerait qu'en dépit des progrès de la science nous n'en sachions donc guère plus que les contemporains de Platon et de Socrate.
De nombreux penseurs contemporains paraissent pourtant avoir fait leur choix.
Depuis Jacques Monod et son fameux « Hasard et Nécessité », nombreux sont ceux qui ont adopté à sa suite une conception purement matérialiste des choses. En toute logique ils estiment qu'elle devrait tôt ou tard les conduire à percer le secret de notre plus profonde intimité.
En France, on compte Jean-Pierre Changeux parmi les tenants de cette thèse. Aux Etats-Unis, c'est Antonio R. Damasio qui l'exprime haut et fort depuis quelques années, stigmatisant notamment dans un ouvrage retentissant « l'erreur de Descartes ».
Pour le neurologue californien, la vision dualiste du corps et de l'esprit serait en effet un non sens. Il n'existe pas d'homoncule au sommet du cerveau, dont l'entité corporelle serait en quelque sorte le véhicule, et le cerveau l'ordinateur, capable d'intégrer et de gérer la multitude d'informations en provenance du monde, transmises par les organes sensoriels.
Tout serait lié et indissociable dans l'organisme humain, et ce qu'on appelle l'âme, ce qu'on imagine habituellement comme étant la partie la plus indicible de la conscience, « nonobstant le respect que l'on doit accorder à cette notion », l'âme « ne serait que le reflet d'un état particulier et complexe de l'organisme. »
S'il on admet ce schéma conceptuel, les progrès de l'intelligence humaine s'inscriraient dans le grand fatum évolutionniste darwinien, et il n'y aurait aucune finalité première à cette aventure étrange, née du chaos et abandonnée aux seules lois du hasard.
Il existe toutefois une autre façon de voir le problème. Elle est incarnée par le neurologue d'origine australienne John Eccles (1903-1997).
Ce n'est pas n'importe qui.
On lui doit la découverte des processus chimiques responsables de la propagation de l'influx nerveux, laquelle fut récompensée en 1964 par le prix Nobel de médecine.
John Eccles, en dépit de sa contribution très physique et matérielle au sujet, se refusait à une interprétation fermée de la conscience : « je maintiens que le mystère de l'homme est incroyablement diminué à tort, par le réductionnisme scientifique et sa prétention matérialiste à rendre compte du monde de l'esprit en termes de simple activité neuronale. »
Certes le cerveau est le siège d'une foule de processus sans doute accessibles, au moins en théorie, à l'explication rationnelle : « Si l'on admet que le cerveau est le siège de la personnalité consciente, il est clair que bien des parties du cerveau n'y sont pour rien ».
Mais il y aurait aussi quelque chose de « transcendant », quelque chose qui ne serait pas de nature matérielle et ne pourrait donc être réduit en équations. S'appuyant sur la physique quantique, Eccles soutient même qu'il n'y aurait pas de contradiction de principe à envisager l'existence d'une conscience indépendante du cerveau !
Il ne parvient à accepter l'idée que nous ne soyons que des machines très perfectionnées toutes construites sur le même moule, même s'il est évolutif. Les hommes sont tous les mêmes, ont les mêmes organes et le même cerveau, pourtant ils sont différents et chacun est unique. Chaque être humain a une destinée, modulée à l'évidence par les caractéristiques innées et les acquis des expériences vécues, mais elle ne peut être totalement expliquée par ces seuls avatars de l'existence. Pareillement, il est pour lui difficile d'imaginer la diversité humaine, tout comme celle de la nature en général, comme étant l'oeuvre du seul hasard.
Curieusement l'interprétation que donne Eccles de la conscience humaine, il la présente comme étant enchâssée dans un monde clos, parvenu dès à présent au bout d'un grand nombre de ses potentialités évolutives de départ.
Bien que reconnaissant l'apport de Darwin, Eccles pense que l'apparition de la conscience marque la fin ou plutôt le sommet de l'évolution sur terre. La sélection naturelle n'aura plus de prise sur l'être humain et aucune autre espèce animale n'a plus la moindre chance d'évoluer vers la conscience de soi. La voie royale est définitivement tracée pour l'homo sapiens sapiens
Au surplus, l'immensité de l'univers comparée aux dimensions microscopiques du monde spatio-temporel dans lequel il évolue, le condamne vraisemblablement à rester irrémédiablement liée à sa planète d'origine. Raison très forte s'il en est de la préserver !
Alors, expliquera-t-on un jour la conscience ? Cela semble improbable si l'on en croit Eccles qui semble ainsi inscrire son point de vue dans la logique implacable du fameux théorème d'incomplétude de Gödel (1906-1978). Celui-ci stipule qu'à l'intérieur d'un système formel donné, il restera toujours au moins une proposition indécidable, si l'on s'en tient aux seuls outils de démonstration logique contenus dans ce système. La conscience ne pourrait donc se connaître elle-même en totalité.
Cette analyse peut donc sembler paradoxalement aussi fermée que celle s'appuyant sur un froid et hasardeux matérialisme.
Mais il est une manière d'en sortir, c'est de postuler l'existence d'une entité extérieure à notre monde, autrement dit de Dieu.
C'est ce que fait Eccles qui le conçoit comme étant « le créateur de tous les êtres vivants qui sont apparus au cours de l'évolution, mais aussi de chaque personne humaine avec sa conscience de soi et son âme immortelle. »
Du coup, le monde est donc à nouveau plein d'espoirs, Eccles rejoint in fine son ami le philosophe Karl Popper, qui exprimait un optimisme éclatant en s'exclamant : « L'avenir est ouvert !»
Et il s'en sort par le haut si l'on peut dire. Nous sommes certes liés à notre chère vieille Terre mais seulement « tant que nous existerons sous forme corporelle ». Et c'est cette forme humaine qui définit pour l'heure la conscience : « l'évolution biologique s'est transcendée elle-même en fournissant la base matérielle – le cerveau humain – à des êtres conscients d'eux-mêmes dont la vraie nature est de chercher espoir et sens dans leur quête d'amour, de vérité et de beauté. »
Comment dès lors ne pas penser à cette magnifique citation de Schelling (1775-1854), qui définit à mon sens mieux que toute autre l'existentialisme : « A travers l'Homme, la Nature ouvre les yeux... et prend conscience qu'elle existe ! »
Quelques références :
Jacques Monod : le hasard et la nécessité
Jean-Pierre Changeux : l'homme neuronal
Jean-Pierre Changeux et Alain Connes : Matière à penser
Karl Popper et Konrad Lorenz : L'avenir est ouvert
Antonio Damasio : L'erreur de Descartes
Daniel C. Dennet : La conscience expliquée
John C. Eccles : Evolution du cerveau et création de la conscience

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