11 avril 2010

L'Esprit de Philadelphie


Il fut un temps où tout ce qui n'avait pas l'estampille « origine de gauche contrôlée » faisait par principe, l'objet d'un procès en sorcellerie, genre reductio ad hitlerum (l'axiome étant : tout ce qui n'est pas de gauche relève, par essence, du fascisme...). Aujourd'hui, la bonne vieille technique dialectique procédant par assimilation est toujours en vigueur (même si elle a été bien démystifiée en son temps par Schopenhauer), mais elle se concentre sur le Libéralisme, devenu la bête à abattre. Et la dernière mode est d'en noyer le concept dans ce qui lui est le plus contraire, à savoir le stalinisme !
Évidemment c'est incongru, grotesque, intellectuellement véreux, et ça révèle une méconnaissance profonde, sous tendue sans doute par une aversion instinctive, pour tout ce qui touche au libéralisme. Mais c'est facile, pas besoin de trop argumenter, et ça permet de jeter le beau bébé de la liberté avec l'eau saumâtre du bain communiste. On pourrait ajouter que ça permet à certains de faire oublier leurs connivences longtemps entretenues avec le système soviétique...
A la faveur de la crise, cette tendance atteint un vrai paroxysme. Nombre de publications ont déferlé tous azimuts, accusant de tous les maux le libéralisme (requalifié pour la circonstance « d'ultra-libéralisme »), et revendiquant le recours aux belles valeurs sociales, à la nécessité de l'étatisation universelle, à l'instauration de réglementations généralisées.

En début d'année 2010, Alain Supiot, professeur de droit du travail et directeur de l'Institut d'études avancées de Nantes s'emparait de ce flambeau douteux pour en faire un ouvrage au titre emblématique : L'esprit de Philadelphie.
Au premier abord, une telle référence appelle plutôt la sympathie de tout Libéral épris du message des Pères Fondateurs de l'Amérique. L'esprit de Philadelphie c'est bien sûr avant tout celui des auteurs de la déclaration d'indépendance de 1776, ou encore des Conventionnels qui élaborèrent la Constitution Américaine en 1789 : il n'y a pas de système au monde mieux organisé, plus stable, plus équilibré, et qui préserve autant les libertés individuelles.
L'ennui est que l'ouvrage se réfère en fait à une déclaration d'intention, moins connue, émanant de l'OIT (Organisation Internationale du Travail) datant de 1944 …
Ce ne serait pas pour autant un outrage, car s'inscrivant dans le grand dessein des Nations Unies, elle constitue une suite assez logique à ces textes fondamentaux. Elle n'a rien de contradictoire avec eux bien au contraire, même si elle se borne à énumérer des vœux pieux qui ne peuvent avoir, comme beaucoup de résolutions de l'ONU, force de loi, vue leur ambition quasi apodictique et leur prétention à une application universelle. Qu'on en juge par les quatre piliers principaux de cette déclaration :
-Le travail n'est pas une marchandise,
-La liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès continu,
-La pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous,

-Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.
On trouve évidemment dans ce catalogue bien intentionné l'empreinte assez forte du New Deal, avec ses belles aspirations à la justice sociale. On y trouve également une certaine naïveté conduisant à prôner des lapalissades. On pourrait enfin s'interroger sur le caractère étonnamment approximatif de certains principes. Pourquoi par exemple, dénier au travail la qualité de marchandise alors même qu'il se monnaie et que son prix fait l'objet d'âpres négociations ? Ne serait-ce pas plutôt à l'être humain qu'il faudrait réserver ce statut particulier, d'entité impossible à marchander ?
L'essentiel est que ce texte réaffirme l'importance de la liberté sous toutes ses formes. Force est de constater d'ailleurs, que si c
es recommandations ne sont pas appliquées partout loin s'en faut, ce ne sont pas les pays démocratiques qui s'avèrent les plus répréhensibles en la matière.


Le vrai problème est que cette déclaration dont le but est de diffuser quelques règles de bonne conduite urbi et orbi, fondées sur la nécessité de la liberté, soit exploitée aujourd'hui par certains penseurs, pour flétrir justement le libéralisme, et la mondialisation, au motif que les hommes y seraient traités comme du «matériel», du «capital» ou de simples «ressources».
Il est encore plus choquant pour servir cette thèse, de l'appuyer à la manière de M. Supiot, sur l'assimilation grossière du libéralisme au communisme : « Portée par les noces du communisme et de l’ultralibéralisme, la nouvelle doxa prône le démantèlement de toute frontière pour les marchandises et les capitaux, tandis que de nouvelles barrières sont érigées chaque jour contre la circulation des hommes »
Pour faire bref, M. Supiot reproche au système économique mondialisé d'avoir occulté depuis une trentaine d'années les principes de l'OIT et d'avoir versé au contraire, dans l'ultra-libéralisme : "La foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant à la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial."
Vu à travers le prisme déformant de la crise économique actuelle (la plus grave depuis 1930 nous répète-t-on à longueur de journée...) ce type d'argumentation peut avoir un semblant de vraisemblance.
Mais objectivement la thèse occulte bon nombre de réalités et rejoint peu ou prou les revendications confuses, agressives et destructrices de l'alter-mondialisme.


A partir de la fin du second conflit mondial, une fantastique vague de prospérité gagna le monde, à l'exception notable des pays socialistes et de ceux soumis à des dictatures féodales. C'est faire preuve d'une bonne dose de mauvaise foi que de refuser de reconnaître que ces progrès furent portés par les principes de la démocratie libérale, mise au point aux Etats-Unis. La mise sur pied d'instances internationales (SDN, ONU, FMI, OIT, GATT...) était censée accompagner, aider et réguler la mondialisation inéluctable, engendrée par l'expansion de la liberté et les progrès techniques extraordinaires qu'elle facilita (notamment transports, télécommunications).
On peut reprocher à ce modèle bien des choses sans nul doute, mais il y a un grand danger à vouloir, par pure idéologie, lui briser les ailes ou simplement chercher à l'encager.
Il y a probablement plusieurs manières de concevoir le libéralisme. Alors qu'en France, il est associée au capitalisme honni, dans les pays anglo-saxons, il qualifie paradoxalement une sensibilité « de gauche »...
Le plus simple (mais pas simpliste pour autant...) est tout de même de considérer qu'il est fondé avant tout sur l'esprit de liberté.
Cela ne signifie aucunement qu'il faille se passer d'Etat et de Lois. Au contraire. De Montaigne à Popper, en passant par Montesquieu, Locke, Tocqueville etc..., tous les penseurs du libéralisme ont insisté sur l'importance de ces derniers pour garantir une vraie liberté, et prémunir de l'anarchie. On ne peut résumer mieux ce sentiment qu'en citant
Karl Popper : « Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir, et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté ». Le tout est de trouver le juste milieu.

Avec un minimum d'objectivité, il est difficile de prétendre que l'emprise de l'Etat, des lois et des régulations soit allée en diminuant depuis quelques décennies. Même aux Etats-Unis, pays libéral s'il en est, le poids du Gouvernement Fédéral n'a pas cessé de s'accroître. Quant à la production de lois, règlements, normes en tous genres, il suffit de peser les journaux, bulletins et codes officiels, pour en mesurer l'inflation vertigineuse (déjà Montaigne et Montesquieu s'en plaignaient en leur temps...)
Le vrai problème est donc bien davantage lié à la pléthore de la bureaucratie qu'à son insuffisance. Par voie de conséquence, ce n'est pas d'un excès de liberté dont le monde souffre, mais d'un manque. Et en terme de régulations, il conviendrait de procéder avant tout à un élagage, tout en cherchant à en améliorer la qualité, plutôt que de songer à en renforcer encore le nombre déjà extravagant.


Autre difficulté, surtout depuis l'effondrement du communisme, c'est l'irruption brutale de nombreux pays sur le grand « marché » mondial. Nicolas Baverez a très bien exprimé cette problématique dans un numéro spécial du Point consacré au libéralisme (Janvier 2007) : « Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la démocratie a marqué des progrès incontestables en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie. L'économie mondiale se trouve engagée dans un cycle de croissance intensive (5,5% par an) qui bénéficie en priorité aux pays émergents et favorise la sortie de la pauvreté de centaines de millions de gens dans l'ex-empire soviétique comme en Chine, en inde et au Brésil.»
Faudrait-il donc se lamenter que ces pays, grâce aux progrès de la liberté, puissent enfin accéder eux aussi à une certaine prospérité, même si nous devons un peu en souffrir, transitoirement ?
Par un paradoxe désolant, comme le déplore Nicolas Baverez, « Le libéralisme se trouve ainsi dans une position paradoxale de moteur des transformations de la démocratie et du capitalisme, mais aussi de bouc émissaire auquel sont imputées les injustices du monde. »

En réalité, le monde se trouve dans une phase climatérique L'inflation bureaucratique et un certain nombre de déséquilibres internationaux menacent la pérennité des progrès accomplis. Néanmoins, les démocraties ont montré une étonnante capacité de résistance qui leur a permis de sortir victorieuses des idéologies et des grandes guerres du XXè siècle. Il faut être optimiste et parier sur le triomphe de la liberté, même si, et c'est toujours Baverez qui parle, «la liberté n'est jamais acquise ou donnée, mais toujours conquise et à construire».
Il faut également se garder d'imaginer qu'en tuant l'aspiration libérale, pour faire renaître sur ses cendres de nouvelles idéologies, les choses seront plus roses (sans jeu de mot...). « Les libéraux ne proposent ni explication unilatérale, ni recette miraculeuse, mais opposent le travail de la raison au déchainement des passions extrémistes et du fanatisme, l'éloge de la modération à la tentation de la démesure et à la fascination pour la violence, la pédagogie patiente de la liberté au renoncement et au fatalisme. »
Il convient donc se retirer de l'esprit un certain nombre d'idées reçues qui ne reposent que sur une acception très subjective et fallacieuse de la notion de liberté :
-Le Libéralisme n'oblige aucunement les employeurs à maltraiter leurs salariés bien au contraire, puisqu'il fait de la défense de l'individu un objectif cardinal. A l'heure actuelle, certains pays émergents n'ont pas encore de droit du travail digne de ce nom, tandis que d'autres nations dites développées ont mis en place des systèmes de protection sociale quasi asphyxiants. Il en résulte un déséquilibre fâcheux contre lequel il faut lutter, grâce notamment aux institutions internationales. La solution sera probablement un compromis, exigeant de chaque partie des concessions et des révisions douloureuses. La France est hélas un des derniers pays occidentaux à refuser de se réformer. Elle pourrait le payer cher.
-Le libéralisme ne propose pas une jungle commerciale mais des relations ouvertes, qui offrent les meilleures chances à une prospérité durable. Le commerce n'est pas un vilain mot. Il n'est pour s'en convaincre, que de relire ce qu'en disait Montesquieu : «L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une à intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins naturels...» (L'Esprit des Lois).
De ce point de vue, le protectionnisme, qui repose sur une conception égocentrique et chauvine des échanges, est néfaste, même si ses défenseurs font miroiter quelques avantages à court terme. Les gens qui comme M. Supiot fustigent un monde où circuleraient librement les marchandises, tandis qu'on freinerait la circulation des hommes, ont une vue embuée. En matière de brassage de populations, une fois encore les Etats-Unis ont montré et montrent l'exemple de manière stupéfiante. Il serait vain toutefois de prétendre qu'aucune régulation ne soit nécessaire. Encourager l'immigration de populations auxquelles on n'aurait rien d'intéressant à proposer, n'est guère plus sensé que de s'acharner à vendre des tenues de plage à des Esquimaux ou des couvertures polaires sous les Tropiques...
-Le Libéralisme bien compris n'encourage aucunement les fusions d'entreprises, la concentration, ou les monopoles. A l'inverse, il pose que la concurrence (libre et non faussée), ou mieux encore, l'émulation est la meilleure garantie de la qualité et du contrôle des prix. Il y a lieu de s'alarmer de la concentration hallucinante d'entreprises et de banques à laquelle on assiste depuis quelque temps. L'amélioration apparente et transitoire de la productivité que ces mouvements centripètes procurent, ont pour contrepartie une déshumanisation et une vulnérabilité de l'ensemble de la société. Les grandes faillites observées depuis quelque temps en sont l'illustration.
-Enfin, le Libéralisme n'exclut pas la solidarité. Simplement, il postule que l'Etat n'est pas le mieux placé pour la mettre en oeuvre. Sauf cas de force majeure, la solidarité ne relève en effet pas de l'obligation institutionnelle mais de l'initiative de chacun, particuliers et entreprises. Le rôle de l'Etat est dans un tel contexte, celui de catalyseur, et non celui de machine à redistribuer.
D'une manière générale, il n'est pas de liberté qui vaille sans qu'elle soit assortie de responsabilité. En démocratie, les citoyens doivent prendre conscience qu'ils sont des acteurs à part entière. Ils ont les gouvernants qu'ils méritent et ne peuvent tout attendre des Pouvoirs Publics. Ils doivent apprendre à se gouverner par eux-mêmes.
«Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui» affirmait avec sagesse Tocqueville. On ne saurait mieux résumer l'état d'esprit libéral.

En paraphrasant De Gaulle, on peut comme certains impatients sauter sur sa chaise comme un cabri en bêlant : « Justice Sociale ! Justice Sociale ! Justice Sociale !... » mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. La Justice Sociale, considérée comme une fin en soi, conduit quasi inévitablement à nier la réalité et aboutit au résultat inverse de celui recherché. L'échec universel du socialisme en est le témoin édifiant. Il suffit de citer encore et toujours, Tocqueville : «la démocratie [américaine] veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude»
Et pour terminer, redonner la parole à Nicolas Baverez : «Dès lors qu'il ancre la liberté dans la seule raison critique des hommes et l'engagement des citoyens, dès lors qu'il accepte d'être inscrit dans le mouvement de l'histoire au coeur de sociétés en perpétuelle mutation, le libéralisme constitue une cible facile et prioritaire pour les idéologues, les démagogues, les extrémistes de tout poil et de tout bord.» Fasse le ciel que cette évidence soit un jour comprise et que le Monde entérine durablement le choix de la liberté plutôt que celui de nouvelles servitudes...

L'esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total. Alain Supiot. Le Seuil 2010


02 avril 2010

Perles élyséennes


En débarquant aux Etats-Unis, le président français avait tout du fier à bras, très content de lui, en dépit des tristes réalités hexagonales qui auraient dû plutôt l'incliner à l'humilité.
Il était tellement sûr de lui en pénétrant dans l'enceinte de l'Université de Columbia à New York où il était invité à discourir, qu'il crut bon d'écarter « ostensiblement » le texte préparé par ses services pour se lancer dans un show improvisé devant les étudiants américains.
Fut-il bien inspiré, il est permis d'avoir quelques doutes...
Il fit son speech dans le français approximatif et un brin gouailleur qu'on lui connaît, et cela ne l'empêcha nullement de prendre l'allure supérieure et condescendante du donneur de leçons.
D'abord on eut droit au refrain éculé : L'Amérique est un grand pays, dont la France est l'alliée... Mais les Américains doivent comprendre qu'au XXIè siècle, « il n'y a pas un pays au monde qui peut gouverner tout seul le monde ». Ce dernier a donc « besoin d'une Amérique généreuse, ouverte, à l'écoute... ». L'assistance a probablement apprécié à sa juste valeur le conseil d'ami...
Le pire était hélas à venir. Car cette introduction fut suivie d'un véritable festival d'âneries, et de crâneries, de rodomontades et de raccourcis grotesques.
Sur la crise et la politique économique, Nicolas Sarkozy fit étalage de ses connaissances lacunaires, relevant souvent de lapalissades ou de lieux communs fabriqués à l'emporte-pièce : « Nous ne pouvons plus accepter un système capitaliste où il n'y a pas de règles, où il n'y a pas de régulations ».
Devant les descendants des pères Fondateurs, qui donnèrent la Liberté au monde, il n'hésita pas à enfoncer le clou de manière quasi insultante :
"Nous avons besoin que le grand peuple américain comprenne que l'absence de règles tue la liberté".
Emporté par l'élan, il ne put s'empêcher de choir dans les très vieilles lunes de l'utopie économique, notamment celle du contrôle des prix. Sans crainte du ridicule, il préconisa, afin qu'il cesse de faire le yoyo, que soit fixé une fois pour toutes le prix du baril de pétrole (donnant même le chiffre « idéal » : 80 dollars !)
Parlant ensuite de l'Europe, il esquissa un retour à un peu plus de modestie : « l'Europe c'est 27 pays, qui n'ont pas cessé de se faire la guerre, de se détester les uns les autres »... mais c'était pour mieux repartir aussitôt à la charge : "En Europe on veut qu'aux Etats-Unis on nous entende". Surtout, il se fit l'apôtre inconséquent d'un élargissement de la participation internationale au Conseil de Sécurité de l'ONU, proposant par exemple que chaque continent puisse y déléguer un représentant. Belle proposition en l'air, mais a-t-il songé que l'Europe à elle seule, dispose de 2 sièges avec droit de veto, dont elle fait un usage souvent bien peu cohérent (Irak). A-t-il mesuré qu'en face, avec ses 50 états, les USA se contentent d'un seul représentant ?
Enfin, la cerise sur le gâteau vint avec le sujet de la réforme du système d'Assurance Maladie proposée par le président Obama. Après avoir félicité comme il se doit son homologue, Nicolas Sarkozy mania à cette occasion un humour digne d'Artaban : « Quand on voit les débats sur la réforme de la santé... on a du mal a y croire. Excusez-moi mais... Nous, ça fait jamais que 50 ans qu'on a résolu le problème. »
Ah bon, un problème, où ça un problème ?
Suivirent quelques perles bien franchouillardes où le mépris le dispute à la bêtise et à la caricature : « Bienvenue au club des nations qui ne laissent pas tomber leurs malades. » « Chez nous, quand quelqu'un tombe dans la rue, on ne lui demande pas sa carte de crédit avant de l'emmener à l'hôpital » .
Probablement le président français ignore-t-il que les Américains ont créé leur sécurité sociale 10 ans avant la nôtre et qu'ils ont sans doute la meilleure médecine d'urgence du monde. Probablement ignore-t-il qu'ils ont créé une CMU près de 40 ans avant nous (Medicaid). Probablement oublie-t-il qu'il a lui-même dit pis que pendre à ses concitoyens, du système déresponsabilisant et gravement déficitaire qui règne en France. Sans doute oublie-t-il enfin qu'il s'efforce lui-même de mettre en oeuvre avec beaucoup d'opiniâtreté, une réforme conduisant à rémunérer les établissements de soins en tarifant l'activité et en fixant des franchises...
Mais sans doute Nicolas Sarkozy a-t-il fini par croire, à l'inverse de ce qu'il affirmait avant d'être élu, que certains biens sont immanents au point d'être gratuits (il a dit vouloir doter la France d'universités sur le modèle américain, mais... sans les frais d'inscription !). Sans doute pense-t-il que contrairement à ce qu'il martelait, l'Etat Providence est la clé de voute des sociétés modernes.
C'est peut-être à cause de ce genre de cafouillages et de contradictions que tant de Français le comprennent si mal en ce moment (et que dire des Américains...)
Somme toute ce discours ne restera pas dans les annales, c'est le sort le meilleur qu'on puisse lui souhaiter, car stricto sensu il ferait plutôt honte aux descendants de Tocqueville...

29 mars 2010

Déchirements


Fin longue d'hiver, début hésitant du printemps ? Lendemains d'élections empreints de lassitude et de doute ? L'ambiance est assez terne, voire encline aux déchirements... Le pays, enclavé dans l'ornière des utopies stériles et des rancœurs destructrices, semble plus que jamais dépourvu de ressort. Le Gouvernement aura-t-il la force et le temps dans les 2 ans qui lui restent, de redonner un peu de vigueur et de foi à ce peuple désorienté, divisé, déchiré dans les contradictions ?

Première mesure après les Régionales, l'abandon de la taxe carbone, révèle sans doute un sursaut de pragmatisme, mais annonce-t-il enfin l'arrêt du tourbillon versatile des ambitions ratées, et la déroute piteuse des desseins chimériques ?
L'écologie a dépassé les bornes. Le Président de la République est bien avancé d'avoir tenu des discours catastrophistes avec à la clé une détermination claironnée de faire la leçon au Monde. Son calcul, avant tout politique, a été vain. Il doit se résoudre à battre en retraite sans explication, au risque de récolter l'incompréhension, jusque dans ses propres rangs...
Jusqu'où aller dans les contradictions et l'incohérence ? Il y eut tant de promesses avortées, de desseins d'un jour vertueux, mais sans lendemain, de revirements démagogiques... Ni le ridicule, ni les renoncements ne tuent, mais à la longue ils font des dégâts dans les esprits. Qui croire ? Quand peut-on être certain que ce qui est dit, soit fondé sur de vraies convictions ?

Plus grave, face à l'Allemagne, le pays apparaît de plus en plus en position de faiblesse. La crise grecque révèle tout à coup un nouveau rapport de forces, peu flatteur pour la France. A force de chanter à tue tête comme une cigale les vertus de son modèle social, la moralisation du capitalisme, la beauté des dépenses publiques, et autres billevesées ronflantes, elle s'est laissée distancer par le débonnaire géant teuton. Devenu à la force des poignets, l'armature et le cœur battant de l'Europe, il n'entend plus se laisser dicter sa conduite. Il faudra s'y faire et en tirer si possible des leçons.
Après avoir patiemment réunifié ses forces disloquées par le glacis soviétique et corrigé quelques faiblesses structurelles, l'Allemagne est en passe de dominer de la tête et des épaules le conglomérat branlant et sans identité qui ambitionnait d'aller « de l'Atlantique à l'Oural ». Pour les gens sérieux c'est plutôt une bonne nouvelle, mais la France, championne des occasions manquées, plus dépourvue d'alternatives que jamais, saura-t-elle enfin affronter sans préjugé et sans orgueil mal placé la dureté des réalités ? Et qu'adviendrait-il si l'Allemagne excédée finissait par retirer ses billes ?

Nouvel et édifiant exemple de ce refus obstiné de voir la réalité, la polémique ridicule sur une phrase prononcée par Eric Zemmour, à propos de certaines caractéristiques ethniques de la majorité des petits trafiquants de drogue dans les cités. Le constat, qui portait avant tout sur le délabrement social et le laisser aller communautaire, n'avait pourtant échappé à personne, sauf peut-être aux aveugles d'esprit. Mais comme le thermomètre qu'on préfère casser plutôt que de voir la fièvre qu'il indique, il est de bon ton d'occulter la gangrène qui ronge... En déchirant un petit pan du rideau d'hypocrisie qui asphyxie la société, le journaliste s'est attiré les foudres des censeurs. Plus dure sera la chute...

17 mars 2010

Tristes politiques


Face à une abstention aussi élevée que celle enregistrée le 14 mars, pour le premier tour des élections régionales (>53%), il n'y a guère que deux explications :
-Soit l'absence de vrai enjeu, dans une démocratie apaisée et prospère,
-Ou bien la lassitude vis à vis de la classe politique dans son ensemble...
Force est d'incliner hélas vers la deuxième proposition...
Tous les partis politiques en font l'amère expérience. Le parti présidentiel, victime de l'exercice du pouvoir dans une période morose s'effondre, offrant ainsi aux Socialistes une victoire en trompe l'oeil : Bénéficiant de la posture d'opposants mais ne portant rien de nouveau, ils s'affaissent simplement moins. Loin d'incarner une dynamique porteuse d'espérances, le PS qui parade en tête de ce malingre cortège, ne peut revendiquer plus de 15% de l'électorat : une misère...
En toile fond de ce duel exténué, s'agitent les habituels trublions de la pagaille démocratique à la française : le conglomérat mal cousu des écolo et altermondialistes, le FN ranimé par un climat social nauséabond, le Modem qui n'en finit pas de s'anéantir, et l'extrême gauche qui vitupère opiniâtrement son aigreur revancharde...
Evidemment, le grand perdant de ce jeu déprimant est bien Nicolas Sarkozy. Sans doute paie-t-il une certaine impuissance face à la crise. Sans doute aussi des erreurs stratégiques et une gestion des affaires devenant quelque peu erratique. Parmi les causes de cette déroute, trois relèvent de l'évidence :
-L'Ouverture
Elle n'est pas payante, car trop large, trop obstinée, trop systématique. A force de débauchage dans les rangs adverses, le Président de la République se trouve entouré d'une nuée de gens, dont certains ministres, qui ne sont ni dans son camp ni dans un autre, dont la fiabilité politique est plus qu'aléatoire, et qui ne savent plus trop quoi dire, ni quoi faire voter... Au total, cette politique de Gribouille a surtout pour effet de brouiller les pistes, de mécontenter l'électorat naturel et ne rapporte manifestement pas une voix...
-L'Identité Nationale
L'idée saugrenue d'Eric Besson, figure emblématique de l'ouverture, est un échec. Le débat qu'il a piloté, n'a rien apporté de concret face à la désagrégation sociale qui mine le pays; il n'a levé aucun tabou bien au contraire, et s'est révélé ringard par rapport aux enjeux européens. En somme, il s'est apparenté à une manœuvre de racolage assez grossière et complètement ratée, de l'électorat du FN.
Plus grave, il n'est pas parvenu à masquer l'échec du gouvernement dans sa politique sécuritaire, dont l'efficacité aurait pourtant été la meilleure arme pour contrer l'influence de l'extrême droite. On n'a retenu de la lutte contre la délinquance, que la recherche « du chiffre » : assez calamiteux...
Enfin, la Droite s'étant définitivement interdit de longue date, le moindre rapprochement avec le FN, elle va assister selon toute probabilité au second tour, à nouveau à l'émiettement d'un électorat déchiré, tandis que la Gauche "plurielle" va pouvoir se livrer de son côté sans complexe à tous les acoquinements...
-La Réformite
Le grand élan novateur a décidément fait un flop. Beaucoup de réformes bien intentionnées restent inachevées et peu lisibles (code du travail, enseignement, justice, fiscalité, retraites, Collectivités Territoriales...), d'autres apparaissent inutiles ou superfétatoires (suppression de la Pub à la TV, Pôle Emploi, Taxe Carbone, HADOPI) et enfin certaines restent envers et contre tout ancrées dans la plus noire bureaucratie centralisatrice (Réforme des Hôpitaux et de l'organisation sanitaire dite HPST).
Comme son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, à force de pratiquer un double langage et de manier les contradictions, ne récolte que désapprobation ou incompréhension. Malgré une soumission grandissante au credo de l'Etat Providence, malgré des virements de bords répétés vers la gauche, et des dénonciations outrancières du capitalisme, il ne parvient pas à se défaire de l'étiquette d'ultra-libéral, suppôt du grand patronat... Il perd donc sur tous les tableaux !
Lorsqu'il était « lui-même », il était la cible de quolibets et d'invectives, mais au moins pouvait-on espérer qu'il aurait les coudées franches pour mettre en œuvre ses convictions. Aujourd'hui dans son nouveau costume sombre, qu'il tente d'imprégner de la « dignité de sa fonction », il semble abandonner l'audace et l'innovation, au profit d'une conduite certes plus politiquement correcte, mais qui le condamne à devoir patiner dans la semoule.
Est-il encore temps de renverser la tendance ? Si non, quel peut être l'avenir du pays, de plus en plus embourbé dans les contradictions, les tabous idéologiques et les archaïsmes d'un modèle social complètement délabré ?

07 mars 2010

Kant et Madame de Staël


Pour nombre de gens, dont je suis, la pensée d'Emmanuel Kant (1724-1804) reste à maints égards, une énigme. Même si l'on a bien conscience qu'il doit s'agir de quelque chose d'assez fondamental dans l'histoire de la philosophie, sa lecture approfondie s'avère rebutante, voire quasi inintelligible.
Premier obstacle, l'abord direct en est interdit à tous ceux qui ne pratiquent pas couramment l'Allemand. Et toute traduction introduisant une certaine dose de subjectivité, la crainte est de ne pouvoir par ce biais, appréhender qu'une version plus ou moins déformée du discours et des concepts dont il traite. Dans le meilleur des cas, il reste donc obscur...
En recourant à l'aide d'un tiers, capable d'en faire une interprétation plus claire, là aussi le risque est grand que la pensée originale soit quelque peu trahie. Lorsque ledit tiers défricheur, ne propose, en guise d'analyse, une glose encore plus abstruse que le modèle...
Ces préliminaires sont des évidences, mais fondamentales, lorsqu'il s'agit de comprendre la pensée de quelqu'un qui attache tant d'importance aux différences de nature entre « l'objet en soi » et sa représentation « pour soi », entre le « noumène » et le « phénomène ».
En me plongeant dans un ouvrage de ma bibliothèque, dans laquelle il gisait fermé depuis que j'en avais hérité, j'ai eu comme une sorte de révélation en lisant le chapitre consacré à l'auteur de la Critique de la Raison Pure.
Dans son étude intitulée
De l'Allemagne, madame de Staël (1766-1817) tentait en effet d'expliciter cette philosophie aride, pour ses contemporains de 1810. En une dizaine de pages lumineuses, je crois bien qu'elle m'a donné des notions aussi solides que tout ce que j'ai pu retenir depuis les années de lycée...
Lorsque parut cet ouvrage, Kant s'était éteint depuis 6 ans à peine. Napoléon était au faîte de son pouvoir, et madame de Staël, esprit libre s'il en fut, vivait quasi exilée en Suisse pour insoumission notoire à l'Empereur. Est-ce par elle-même qu'elle aborda aussi hardiment l'oeuvre de Kant, ou bien en était-elle devenue familière grâce à l'aide d'un entourage très éclairé ? On sait qu'elle fréquenta Schiller et Goethe lors de son voyage en Allemagne. On sait aussi qu'elle tenait des salons de réflexion littéraire et avait des amis savants, dont Benjamin Constant... Peu importe, le fait est qu'elle en avait une conception étonnement lucide et qu'elle l'exprima on ne peut plus simplement. Beaucoup d'exégètes pourraient en prendre de la graine.
De l'homme, elle brosse certes un portrait conforme à l'image devenue classique : «jusqu'à un âge très avancé il n'est jamais sorti de Königsberg.../... c'est là qu'il a passé sa vie entière à méditer sur les lois de l'intelligence humaine. Une ardeur infatigable lui a fait acquérir des connaissances sans nombre.» Elle affirme à ce propos, qu'il était au moins autant savant que philosophe : « C'est lui, qui prévit [dès 1755] le premier l'existence de la planète Uranus, découverte en 1781 par Herschel. »
Sur la forme de ses écrits, elle avoue avoir peiné pour en déchiffrer le sens, et n'hésite pas à reprocher au philosophe l'hermétisme de son langage : «
Il s'est servi d'une terminologie très difficile à comprendre, et du néologisme le plus fatigant. Il vivait seul avec ses pensées, et se persuadait qu'il fallait des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et cependant il y a des paroles pour tout.../... Dans ses traités de métaphysique il prend les mots comme des chiffres, et leur donne la valeur qu'il veut, sans s'embarrasser de celle qu'ils tiennent de l'usage. C'est, ce me semble, une grande erreur; car l'attention du lecteur s'épuise à comprendre le langage avant d'arriver aux idées, et le connu ne sert jamais d'échelon pour parvenir à l'inconnu. »
Au plan des idées, madame de Staël est en revanche conquise, et montre avec beaucoup de pertinence comment Kant est parvenu, mieux que quiconque, à «concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie idéaliste», et ceci, sans soumettre l'une à l'autre, mais «en donnant à chacune des deux séparément un nouveau degré de force». De fait, loin d'être le penseur abstrait, sec et moralisateur, qu'on présente parfois, il apparaît ainsi sous un jour profondément humain.
Avant Kant, il n'existait rappelle madame de Staël, que deux systèmes sur l'entendement humain : « l'un, celui de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations; l'autre, celui de Descartes et de Leibniz, s'attachait à démontrer la spiritualité et l'activité de l'âme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste, mais appuyée sur des preuves purement spéculatives. »
L'originalité de la réflexion kantienne fut de proposer une voie intermédiaire, empreinte d'humilité et de sagesse, où le philosophe a certes la tête dans les étoiles, mais garde bien les pieds sur terre...
Pour partir du début, Kant est avant tout un penseur pragmatique. Comme Locke, il reconnait qu'il n'y a pas d'idées innées, et comme lui, «il considère l'œuvre de la vie comme n'étant autre chose que l'action de nos facultés innées sur les connaissances qui nous viennent du dehorsToutefois, il constate dans le même temps, que l'ensemble de ces facultés innées, c'est à dire l'entendement humain, est fortement contraint. Il est certes doté de facultés extraordinaires, que sont les "principes de raisonnement", sans lesquels évidemment, "nous ne pourrions rien comprendre, et qui sont les lois de notre intelligence".Mais il lui est par exemple quasi impossible, de faire abstraction de deux impératifs fondamentaux : l'espace et le temps. De fait, rien de ce qui passe par l'imagination humaine n'échappe à ces deux dimensions. Au point qu'on peut considérer «qu'elles sont en nous et non pas dans les objets, et qu'à cet égard, c'est notre entendement qui donne des lois à la nature extérieure au lieu d'en recevoir d'elle».
Selon Kant, si les capacités de raisonnement de l'être humain sont bien adaptées au champ de l'expérience et des sensations, totalement inscrites dans l'espace et le temps, il montre qu'elles s'avèrent inopérantes sur certaines vérités qui dépassent les limites de l'entendement humain, et qui relèvent donc de la transcendance.
Pour simplifier, Kant voit dans l'entendement humain, une double composante :
-Celle qui lui permet d'appréhender, d'expliquer et de mieux comprendre les phénomènes naturels au sein desquels il vit. La seule entité qui soit ici innée est la capacité à raisonner. C'est peu et c'est énorme, car c'est ce qui permet à l'Homme de discerner entre les faits et les choses des liens de causalité, et de progresser, au gré de conjectures et de réfutations, d'essais et d'erreurs.

Ce domaine est pourtant marqué par un terrible paradoxe : «
les vérités acquises par l'expérience n'emportent jamais avec elles la certitude absolue; quand on dit : le soleil se lève chaque jour, tous les hommes sont mortels,etc., l'imagination pourrait se figurer une exception à ces vérités que l'expérience seule fait considérer comme indubitables.»
-L'autre composante est indicible. Elle relève à proprement parler de la spiritualité. Ici rien ne se démontre, rien n'est palpable ni vérifiable expérimentalement, mais pourtant tout est en nous, solidement ancré, de manière consubstantielle à la conscience. Il en est ainsi du sentiment du bien et du mal, de la morale, de l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu.
Ce constat amène donc Kant à blâmer l'emploi du raisonnement dans l'examen des vérités hors du cercle de l'expérience. En reconnaissant les bornes que les mystères éternels imposent à l'esprit humain, il apparaît même comme un philosophe opposé à la métaphysique.
Pour lui, toute métaphysique qui se présente comme science, n'est en effet qu'une imposture. Car «
lorsqu'on veut se servir du raisonnement seul pour établir les vérités religieuses, c'est un instrument pliable en tous sens, qui peut également les défendre et les attaquer, parce qu'on ne saurait à cet égard trouver aucun point d'appui dans l'expérience. Il est possible de placer sur deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de l'homme, l'immortalité de l'âme, la durée passagère ou éternelle du monde; et c'est au sentiment qu'il en appelle pour faire pencher la balance, car les preuves métaphysiques lui paraissent en égale force de part et d'autre.»
Pourtant, et c'est là un point essentiel de sa pensée, «Kant est bien loin de considérer cette puissance du sentiment comme une illusion; il lui assigne au contraire le premier rang dans la nature humaine; il fait de la conscience le principe inné de notre existence morale, et le sentiment du juste et de l'injuste est, selon lui, la loi primitive du cœur, comme l'espace et le temps celle de l'intelligence.»
Il existe d'ailleurs quelques parallèles intéressants dans cette double acception. Si la puissance du raisonnement se détériore lorsqu'on l'applique aux notions transcendantales, on dégrade de manière similaire la conscience et «
la dignité du devoir.../... en les faisant dépendre des objets extérieurs» et des sensations. Par corollaire, «l'empire des sensations et les mauvaises actions qu'elles font commettre ne peuvent pas plus détruire en nous la notion du bien ou du mal que celle de l'espace et du temps n'est altérée par les erreurs d'application que nous en pouvons faire
Pour madame de Staël, libérale et pragmatique de conviction, mais romantique de coeur, l'approche kantienne est enthousiasmante. Car elle est à la fois rationnelle et profondément spirituelle, terre à terre et remplie d'espérances. Elle donne de magnifiques prolongements à l'empirisme, tout en ratatinant les conceptions trop matérialistes, et en condamnant pareillement l'idéalisme exclusif.
Le scientisme qui gagna les esprits dans le sillage des Lumières, privilégiait de plus en plus les conceptions matérialistes,
«ce fut une satisfaction vive pour des hommes à la fois si philosophes et si poètes, si capables d'étude et d'exaltation, de voir toutes les belles affections de l'âme défendues avec la vigueur des raisonnements les plus abstraits
D'un autre côté, «
c'est rendre grand service à la foi religieuse que de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à l'existence de Dieu, au libre arbitre, à l'origine du bien et du mal.» Et c'est la clé de la sagesse humaine que de parvenir à s'auto-limiter en matière de spéculation intellectuelle : «Des despotes et des fanatiques ont essayé de défendre à la raison humaine l'examen de certains sujets, et toujours la raison s'est affranchie de ces injustes entraves. Mais les bornes qu'elle s'impose à elle-même, loin de l'asservir, lui donnent une nouvelle force, celle qui résulte toujours de l'autorité des lois librement consenties par ceux qui s'y soumettent..


Cette humble lucidité sur les limites de l'intelligence humaine et sur l'impérative nécessité d'en utiliser de manière raisonnée les capacités, fait de Kant un repère incontournable dans l'histoire de la philosophie. Il éclaire d'un jour nouveau la pensée de Socrate en même temps qu'il annonce les avancées en matière de logique, de Gödel. On pourrait dire également qu'il donne ses lettres de noblesse à l'empirisme anglo-saxon dans le même temps qu'il ébauche une théorie du sublime très excitante, et particulièrement bienvenue dans une époque on l'on est prompt à s'enticher de fadaises, et à prendre au plan artistique par exemple des vessies pour des lanternes...
Au surplus, la distinction qu'il établit entre les champs du rationnel et de l'irrationnel apparait plus fondamentale que jamais avec le recul du XXè siècle, si riche en progrès techniques et si calamiteux au plan des idéologies.
Ce portrait quasi contemporain du grand homme semble en tout cas bien plus fidèle à son modèle que certaines élucubrations vindicatives mais stériles, comme
celles de Michel Onfray qui n'hésite pas en faire l'inspirateur du nazisme, ou bien de Bernard-Henri Levy qui avec l'aplomb d'un cuistre, ravale le « prétendu sage de Königsberg » au rang « d'enragé du concept », de « fou furieux de la pensée », et de «philosophe sans corps et sans vie par excellence»...
De l'Allemagne, Garnier-Flammarion en 2 volumes
ou par
Encyclopédie Agora

02 mars 2010

Un Français chez les Lincoln

L'occasion m'a récemment été donnée par un ami, de lire un ouvrage étonnant : le recueil de lettres d'un Français, Adolphe de Chambrun, émigré aux Etats-Unis au moment même de la guerre civile, et qui fut admis à fréquenter la Maison Blanche et le Capitole.
Publiées par son petit fils René, en 1976, elles apportent un éclairage intéressant sur le conflit qui faillit faire éclater la Fédération, et montrent les rapports déjà plutôt tendus qui existaient entre le gouvernement français et la jeune démocratie yankee.
En France c'est Napoléon III qui règne lorsque Adolphe s'embarque pour un voyage qui ressemble fort à un exil. Journaliste de tendance libérale, ami de Tocqueville et de Victor Hugo, mari de l'arrière-petite-fille de La Fayette, il n'est pas vraiment en odeur de sainteté à la cour du Second Empire. Pourtant grâce à l'intervention du ministre des affaires étrangères Drouin de Lhuys, il décroche une mission officieuse et une modeste pension, prise sur les fonds secrets du ministère, pour couvrir une partie des frais de son séjour outre-atlantique. En fait, il y restera jusqu'à sa mort...
Lorsqu'il arrive à New York en février 1865, la guerre civile touche à sa fin. La grande bataille de Gettysburg qui s'est déroulée dans les premiers jours du juillet 1863, a changé le cours des évènements, et donné une suprématie irréversible aux troupes nordistes. Abraham Lincoln, réélu en novembre 1864 est en train de se succéder à lui-même, pas pour longtemps hélas.

Adolphe de Chambrun qui ne parle pas un mot d'anglais fait de rapides progrès, et grâce à quelques relations opportunes, peut s'approcher du gratin politique américain, jusqu'à être admis dans l'entourage immédiat du président Lincoln.
Il y est accueilli très chaleureusement : « on me parle politique avec une amicale franchise ; pour tous, je suis un ami chaleureux, pensant comme eux, et avec lequel on s'explique le plus naturellement du monde. »
Le contraste est d'autant plus saisissant que la France ne se montre pas sous un jour très avenant. Probablement en partie à cause des intérêts coloniaux que notre pays cherchait à préserver au Mexique, elle avait pris fait et cause pour les Confédérés. Parlant par exemple, de la légation officielle qu'il côtoie quotidiennement, Chambrun s'exprime avec férocité : « il est impossible de rêver situation plus bête, plus fausse est impolitique. Ces Messieurs vivent entre eux, n'ont de contact avec aucun indigène ; ils disent tout haut que la France ne fait qu'une faute : c'est de ne pas avoir reconnu le sud et déclaré, s'il le fallait, la guerre à l'Amérique. En guise de commentaires, ils ajoutent que l'Américain est mal élevé, que les femmes s'habillent mal, que sais-je encore ?... »
Chambrun quant à lui, est séduit par le Nouveau Monde, conquis par la personnalité charismatique de Lincoln, et il voit dans le succès de son combat, la seule issue raisonnable pour le pays. Il est ému par la grandeur d'âme du Président et par ses appels au pardon et à la clémence.
Lorsque celui-ci est assassiné le 14 avril 1865, il est bouleversé, et n'est pas loin de se ranger à l'avis de ceux qui réclament vengeance. D'autant qu'il entend dire que ce tragique événement n'est que le résultat de complots ourdis avec la bénédiction du président des Confédérés, Jefferson Davis. Il a connaissance également qu'en dépit de sa réputation de chevalerie, le général Lee n'hésitait pas « à laisser mourir les prisonniers fédéraux de faim... »
Mais dans ces moments il s'insurge aussi contre l'aveuglement ou plutôt le parti pris de l'opinion française : « Il arrive parfois de tomber sur des articles de journaux de Paris traduits et reproduits en Amérique ; il en est d'amusants par leurs bévues ; ainsi, La Patrie, arrivé par un des derniers paquebots, écrivait que le parti républicain, altéré de sang, se livrait décidément aux excès de la pire démagogie. J'ai rarement vu autant de bêtises, en aussi peu de mots. Ceux qui poussent à faire couler le sang de Davis, ce sont précisément les Démocrates...»
En définitive, en dépit de quelques représailles violentes ça et là, le peuple américain sera magnanime. Il n'y aura pas d'épuration et Jefferson Davis sera libéré après quelques mois de prison. Tout au plus sera-t-il déclaré inéligible.
Bien que ses annotations soient parfois croustillantes, la vision qu'a Chambrun de la démocratie américaine, n'est toutefois pas comparable en puissance et en richesse à celle de Tocqueville.
Par exemple, alors qu'il est reconnaissant à Lincoln de l'avoir sauvée, il ne voit guère d'avenir à la Fédération : « Évidemment, l'unité fédérale qui est indispensable en ce moment au développement de la nation américaine ne pourra pas durer telle quelle éternellement : le jour où 200 millions d'hommes seront rassemblés dans ce continent, ce n'est pas de Washington qu'on les gouvernera ; on peut prédire à coup sûr des morcellements en États distincts... »
Plus que les séquelles de la guerre civile c'était selon lui l'émigration massive qui, en diluant l'esprit puritain des premiers colons, ne pouvait que conduire à l'effritement de l'union.
S'agissant de l'esclavage et du racisme, son opinion, qui n'est pas exempte de relents méprisants assez banals à cette époque, témoigne néanmoins d'une ouverture d'esprit laissant entrevoir l'évolution des mentalités. Parlant des Noirs : « Je crois cependant, à première vue, qu'ils sont moins intelligents que les blancs, qu'il faut leur expliquer bien plus ce que l'on désire.../... Je ne m'étais pas non plus imaginé qu'il put y avoir de beaux Nègres. Eh bien, il y en a, surtout des mulâtres superbes : taille élancée, bien prise ; oui, ce sont vraiment de beaux types d'hommes.
En ce moment, ils sont les héros du jour.../... Je crois que ce qu'il y a de mieux pour eux, c'est d'en avoir fait des soldats ; l'égalité sous l'uniforme a été le premier pas vers l'égalité tout court. Il n'y a rien qui rapproche autant les hommes que de vivre, de combattre, de vaincre, et de mourir côte à côte. En outre, ils se sont très bien battus ; on ne les a pas épargnés au feu, et ils l'ont très bravement supporté. »
Sur l'abolition de l'esclavage, qu'il jugeait incontournable : « Le Nord était partagé entre deux sentiments : la haine du Négre et la haine de l'esclavage ; pour que le second sentiment l'emportât sur le premier, il fallait du temps, beaucoup de temps, et surtout beaucoup de sacrifices ; il fallait en outre, présenter l'abolition de l'esclavage comme le seul moyen efficace d'abattre l'ennemi. »
Et pour terminer, prises au gré de ces pages écrites dans le seul but d'être lues par son épouse restée au pays, quelques traits plutôt bien sentis :
Au moment de la mort de Lincoln, évoquant Tacite, parlant d'Agricola : « le bonheur que t'a fallu l'éclat de ta vie ne vaut pas la chance que tu as eue de mourir au bon moment. »
Sur la manière de s'exprimer aux Etats-Unis : « Ici, on va droit au but, sans périphrases, on frappe à coups redoublés ; une langue simple, sévère, rend merveilleusement la pensée et est on ne peut mieux adaptée au combat. »
Et enfin, rejoignant le sentiment de Tocqueville : « Pour tout dire, ce peuple barbare est plus civilisé que beaucoup d'autres... »
Librairie Académique Perrin 1976

22 février 2010

Simple traversée des apparences


Entendu mercredi matin 17/02, sur France Inter, lors de l'émission animée par Nicolas Demorand : Laurent Fabius s'inquiéte que M. Axel Weber, président de la Deutsche Bundesbank, puisse remplacer prochainement M. Trichet à la tête de la BCE. Non pas parce qu'il est allemand s'empresse-t-il de préciser, mais parce qu'il s'agit d'un «Orthodoxe absolu» et qu'avec lui ce serait l'horreur, à savoir : « rigueur, rigueur, les traités, la BCE en première ligne... et le gouvernement économique je ne veux pas en entendre parler. »
M. Fabius souhaite à l'évidence plus de souplesse, plus de liberté pour les Etats et il termine son réquisitoire en clamant haut et fort que « La banque centrale doit être responsable devant les autorités politiques »
A ses yeux, quelqu'un qui souhaite appliquer les règles avalisées et votées par les membres de la Communauté Européenne est donc par nature, néfaste. Très étrange tout de même, surtout dans la bouche d'un ancien ministre de l'économie et premier ministre, qui avec tant d'autres déplore le manque de sérieux des marchés et réclame régulièrement à grands cris « plus de régulations, plus de réglementations et de contrôles » !
Quelques instants plus tard M. Fabius, très en verve s'avance encore plus loin dans l'absurdité en soutenant que « personne de sensé aujourd'hui ne pourrait soutenir qu'il faille une économie qui réponde à la concurrence libre et non faussée. »
Ah bon ? Faut-il comprendre qu'il appelle donc de ses vœux, une concurrence biaisée, et asphyxiée dans les contraintes ! Décidément les Socialistes étonneront toujours, par leur inconséquence et par le refus de voir la réalité en face, ou plutôt par leur désinvolture pour s'en accommoder en l'occultant quand elle les dérange...
Peu avant, dans sa revue de presse très subjective, le chroniqueur Bruno Duvic faisait état de la montée de la violence dans les collèges et les lycées, et s'alarmait du jeune âge des délinquants et de la brutalité des actes, dépassant semble-t-il largement le stade des « incivilités ».
Citant par exemple une enquête de l'Express titrée : "Violence : l'école désarmée", il citait pêle-mêle : « le quotidien, qui mine la vie des profs : les crachats, les pneus crevés, les bousculades, les doigts d'honneur, la peur de tourner le dos à la classe... »
Reprenant les propos du magazine, il évoquait ensuite "La violence qui change". "Elle est plus collective : des groupes s'attaquent à un individu. Du coup, les dégâts sont plus importants car à plusieurs on ose davantage. Autre particularité : on s'en prend de plus en plus aux institutions (l'école et ses représentants). Colère de personnes qui ne se sentent pas 'intégrées au système' (entre guillemets").

Puis, tout à coup, il changeait de cap « sans transition », se mettant avec force références sarcastiques, à évoquer le nombre croissant de gardes à vue, ébauchant une critique guère voilée de la « politique du chiffre ». Dans le même temps, comme pour enfoncer le clou, il insistait sur le jeune âge des personnes concernées : «
Ce qui est en débat notamment, c'est le placement en garde à vue d'adolescents de plus en plus jeunes. » Pour alléger le climat, il citait alors le dessin de Pancho, à la Une du Canard Enchaîné cette semaine : Une maman promène son bébé dans une poussette. Elle croise une autre dame, qui se penche sur la poussette : "Oh qu'il est mignon ! Est-ce qu'il a déjà fait de la garde à vue ?"
Mais à aucun moment il ne fit le rapprochement pourtant logique, entre une délinquance juvénile en hausse permanente, au point de faire quasi quotidiennement les titres des quotidiens, et l'augmentation des interpellations policières « d'adultes de plus en plus jeunes et d'adolescents ».
Les gardes à vue ne constituent sûrement pas la solution au problème de la délinquance puisqu'elles n'en sont qu'une des conséquences, mais peut-être faudrait-il enfin se donner les moyens de restaurer l'autorité dans les écoles, dans les familles et d'une manière générale dans la société... Ni le laxisme lénifiant des théories de la prévention, ni la manie très actuelle de créer à tout bout de champ des régulations et des lois ne sauraient suffire à endiguer ce fléau croissant. Pour éviter une répression brutale qui serait le terme inévitable de la spirale, peut-être faudrait-il envisager de restaurer avec pragmatisme, le sens des responsabilités...

19 février 2010

De la génération spontanée de l'argent (2)


Un des risques engendrés par la démonétisation de l'argent, c'est à dire par son découplage d'avec les métaux précieux, c'est de lui faire perdre, par négligence ou excès de spéculation, toute valeur.
Tant que l'argent était échangeable contre de l'or (et à plus forte raison s'il était constitué de pièces d'or), il ne pouvait comme l'a démontré Jean-Baptiste Say, tomber en dessous de la valeur intrinsèque du métal. Même en cas de crise de confiance, il restait possible d'échanger ce dernier contre des biens de consommation.
En revanche, le papier dont sont faits les billets de banque n'a aucune valeur en soi, et la monnaie totalement dématérialisée, dite « scripturale » pas davantage. Leur valeur est fondée sur la confiance qu'on a de pouvoir les échanger contre des biens. Si cette confiance vient à s'altérer, la valeur peut donc s'amoindrir jusqu'à devenir nulle.
Un retour vers le passé montre que ce genre de mésaventure n'est pas qu'un risque théorique, et l'histoire fabuleuse de John Law de Lauriston (1671-1729) est de ce point de vue édifiante.
Cet aventurier d'origine écossaise, homme d'affaires audacieux, communicant génial et spéculateur inspiré, débarqua en France au début du XVIIIè siècle, alors qu'il fuyait son pays où il avait été condamné à mort pour avoir tué un rival amoureux en duel.
A la fin du règne de Louis XIV, l'économie était quasi exsangue, cumulant les tares en tous genres :
délabrement des finances publiques et du change, rendement des impôts réduit de près du tiers, taux d’intérêt élevé, pénurie de monnaie, arrêt des activités, misère... La dette publique s’élevait fin 1715 à 2 milliards de livres. La seule charge annuelle de remboursement de la dette atteignait 165 millions de livres alors que les recettes fiscales ordinaires ne dépassaient pas 69 millions de livres !
C'est dans ce contexte climatérique, qu'il parvint à s'introduire dans l'entourage du Régent Philippe d'Orléans et à gagner sa confiance, avant de lui proposer une idée de réforme monétaire qui lui tenait à cœur depuis plusieurs années.
Le plan se déroula en deux étapes.
Law obtint dès 1716, dans le but de relancer le commerce, l'autorisation de créer une banque privée dont l'originalité était à partir d'un capital au départ assez modeste, de fabriquer des actions et du papier monnaie. Les billets de la banque étaient gagés par de l'or qu'elle s'engageait à restituer rubis sur l'ongle à tout moment aux déposants, ainsi qu'il était stipulé noir sur blanc :
« La banque promet de payer au porteur à vue livres, en monnaie DE MÊME POIDS ET AU MÊME TITRE que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc.»
Le succès de l'entreprise fut immédiat, la confiance s'établit facilement, d'autant plus que les billets étaient acceptés pour l'acquittement des impôts, et les échanges commerciaux s'enflammèrent promptement. Soutenue par la spéculation sur les ressources d'Amérique que promettait de mettre en valeur la Compagnie du Mississippi rachetée par Law, la reprise économique fut bientôt réelle, et l'Etat put commencer à remplir à nouveau ses caisses.
Law fut bientôt nommé Contrôleur puis Surintendant Général des Finances, et tout se passait merveilleusement bien jusqu'au moment où le Régent ordonna la création d'une Banque d'Etat en 1719. Parallèlement plusieurs compagnies faisant commerce avec les colonies et l'étranger (Sénégal, Chine, Indes orientales) fusionnèrent pour devenir la fameuse Compagnie des Indes. La souveraineté que cette dernière avait acquise sur le port de Lorient en fit une place économique de premier plan.
Mais la nouvelle banque avait toutefois introduit un changement assez fondamental, quoique d'apparence anodin, dans sa manière de procéder. Les billets n'étaient plus échangeables contre de l'or dont le titre était garanti mais contre une autre espèce, de valeur beaucoup plus aléatoire. C'étaient encore des livres mais on ne savait pas de quoi elles seraient faites. Les billets « de confiance » portaient de fait la mention :
« La banque promet de payer au porteur à vue... livres, EN ESPÈCES D'ARGENT, valeur reçue, à Paris, etc. »
Law s'opposa semble-t-il énergiquement mais en vain, à ce changement. Il avait probablement pressenti ce qui allait arriver. Plus aucune limite ne s'opposait en effet à la fabrication de monnaie. La banque avait le monopole de l’émission des billets, et finançait l’État. Jusqu’à fin octobre 1720, Law émit près de 2,8 milliards de livres de billets, surtout des grosses coupures supérieures à 1000 livres.
A partir de 1719, les prix se mirent à flamber jusqu'à doubler et même à tripler. Law, fit dans un premier temps l’éloge de l’inflation. Mais preuve qu'il n'était pas dupe, il essaya de limiter la masse monétaire, et parvint à retirer de la circulation environ 1,5 milliards de livres.
Le cours des évènements était devenu hélas irréversible. Le doute se répandit rapidement, puis la confiance s'altéra. Ceux qui avaient le plus spéculé furent aussi les premiers à vouloir retirer leurs billes du jeu, provoquant une panique en chaine. Le 17 juillet 1720, ce fut le jour de la banqueroute définitive : après une semaine d’émeutes, et des morts, la banque avait renoncé à payer ses billets à ses guichets.
Au total, cette réforme monétaire fondée sur une monnaie d'utilisation aisée, eut le mérite initial, de relancer l'économie. Tant qu'elle resta inscrite dans des règles du bon sens et de la pondération, tout se passa bien. Malheureusement l'ivresse de l'argent facile qui avait gagné les mentalités jusqu'au sommet de l'État, le goût du lucre et de la spéculation, la firent déraper et franchir les garde-fous.
En définitive elle fut comme un feu de paille, spectaculaire mais très éphémère, faute d'avoir été assuré dans la durée par des bûches plus consistantes. Elle fut une amorce ou un catalyseur mais pas plus...
Si elle permit malgré tout d'éponger une partie de la dette d'État, ce fut en la transférant sur des intérêts privés et en ruinant de nombreux épargnants.
Et elle fit perdre durablement la confiance dans le papier-monnaie et dans l'État.
L'expérience pourtant ne servit pas de vaccination. La même erreur se renouvela au moment de la Révolution avec l'épisode désastreux des assignats. Il est donc décidément impossible de créer de l'argent à partir de rien...
Une fois encore, la morale de l'histoire peut être fournie par Jean-Baptiste Say : « Le vice de la monnaie de papier n'est pas dans la matière dont elle est faite ; car la monnaie ne nous servant pas en vertu de ses qualités physiques, mais en vertu d'une qualité morale qui est sa valeur, elle peut être indifféremment composée de toute espèce de matière, pourvu qu'on réussisse à lui donner de la valeur. Si cette valeur s'altère promptement, c'est à cause de l'abus qu'il est facile de faire d'une marchandise qui ne coûte presque point de frais de production, et qu'on peut en conséquence multiplier au point de l'avilir complètement. »

17 février 2010

De la génération spontanée de l'argent (1)


A l'occasion de la crise économique actuelle, on prend conscience tout à coup de la profondeur de l'endettement des Etats.
Étrangement, rares sont ceux qui leur en font le reproche. Nombre de gens y voient au contraire l'effet pervers du « capitalisme » et de « l'absence de régulations ». Ils préfèrent accuser en bloc « le Monde de la Finance » d'avoir causé cet état de fait.
Des économistes très en vue, tel Jean-Paul Fitoussi minimisent le phénomène en le qualifiant de normal en période de crise : il s'agirait d'un « stabilisateur automatique »...
Il n'hésite pas à affirmer par exemple , «
qu'en soi le problème grec n'est pas très grave".
D'autres, plus téméraires, nient carrément la dette et voudraient que l'Etat ignore tout simplement ses créanciers, et surtout les banques, réputées par nature malfaisantes. In fine, ils réclament même le droit pour le Gouvernement d'être son propre banquier et de pouvoir «
créer l'argent », en fonction de ses besoins.
Lumineuse idée ! Du coup, évidemment plus besoin d'emprunter et donc plus de dette ! On se demande comment on n'y avait pas pensé plus tôt.
Ce qui est sidérant avec nombre de ces théories, échafaudées en dépit du bon sens le plus élémentaire, et comme pour transformer les désirs en réalité, c'est la facilité avec laquelle elles se propagent, et l'enthousiasme avec lequel elles sont souvent accueillies. Probablement parce qu'on voudrait tous croire qu'il existe quelque part une corne d'abondance sur laquelle il suffirait de tirer pour résoudre tous les problèmes. De là à affirmer qu'on puisse effacer les dettes, fussent-elles d'Etat, comme par enchantement, il y a un abime...
Aujourd'hui, sur la théorie de l'argent, on peut dire tout et son contraire. Et les faits parfois semblent donner raison à cette déraison. Par quelle magie par exemple, l'Etat, endetté jusqu'au cou est-il parvenu à prêter de l'argent, précisément... aux banques, qui détiennent une partie de sa créance ? Mystère...
A tous ceux qui s'y perdent, on ne saurait trop conseiller le retour aux grands classiques. Par un paradoxe troublant, la France a engendré quelques uns des plus brillants économistes. Et tandis que le monde nous les envie, nous méconnaissons et méprisons opiniâtrement leur enseignement.
Il en est ainsi de
Jean-Baptiste Say (1767-1832).
On trouve dans son Traité d'Economie, quantité de règles simples, toujours valables, même en système mondialisé. Il y expose notamment « la manière dont se forment se distribuent et se consomment les richesses », et c'est aussi évident que les démonstrations d'Archimède ou de Newton.
En premier lieu, il pose que l'argent n'a pas de valeur en soi, et n'est qu'un instrument destiné à faciliter les échanges : "la quantité de monnaie dont un pays a besoin est déterminée par la somme des échanges que les richesses de ce pays et l'activité de son industrie entraînent nécessairement."
En d'autres termes, si personne n'a de richesses à échanger ou si personne ne ressent le besoin d'en faire l'échange contre d'autres, l'argent est inutile.

"Ce n'est donc pas la somme des monnaies qui détermine le nombre et l'importance
des échanges ; c'est le nombre et l'importance des échanges qui déterminent la somme de monnaie dont on a besoin.
De cette nature des choses il résulte que
la valeur de la monnaie décline d'autant plus qu'on en verse davantage dans la circulation..."
S'il est toutefois naturel que l'Etat contrôle la production de l'argent et qu'il en garantisse par son sceau l'authenticité, il est en revanche, incapable de lui conférer la moindre valeur. Le tenterait-il qu'il ne ferait que détruire les fondements même du système : "Les droits de fabrication, les droits de seigneuriage, dont on a tant discouru, sont absolument illusoires, et les gouvernements ne peuvent, avec des ordonnances, déterminer le bénéfice qu'ils feront sur les monnaies.../...
Du droit attribué au gouvernement seul de fabriquer la monnaie, on a fait dériver
le droit d'en déterminer la valeur. Nous avons vu combien est vaine une semblable prétention, la valeur de l'unité monétaire étant déterminée uniquement par l'achat et la vente, qui sont nécessairement libres.../...
Ainsi, quand Philippe 1er, roi de France, mêla un tiers d'alliage dans la livre d'argent de Charlemagne, qui pesait 12 onces d'argent, et qu'il appela du même nom de livre un poids de 8 onces d'argent fin seulement, il crut que sa livre valait autant que celle de ses prédécesseurs. Elle ne valut cependant que les deux tiers de la livre de Charlemagne. Pour une livre de monnaie, on ne trouva plus à acheter que les deux tiers de la quantité de marchandise que l'on avait auparavant pour une livre. Les créanciers du roi et ceux des particuliers ne retirèrent plus de leurs créances que les deux tiers de ce qu'ils devaient en retirer ; les loyers ne rendirent plus aux propriétaires que les deux tiers de leur précédent revenu, jusqu'à ce
que de nouveaux contrats remissent les choses sur un pied plus équitable. On commit et l'on autorisa, comme on voit, bien des injustices ; mais on ne fit pas valoir une livre de 8 onces d'argent pour autant qu'une livre de 12 onces.../...
L'argent, de quelque matière qu'il soit composé, n'est qu'une
marchandise dont la valeur est variable, comme celle de toutes les marchandises, et se règle à chaque marché qu'on fait, par un accord entre le vendeur et l'acheteur."
Enfin, l'Etat en tant que producteur et acheteur de biens peut se trouver en déficit, accumuler des dettes et même se trouver en cessation de paiement : "Une entreprise industrielle quelconque donne de la perte, lorsque les valeurs consommées pour la production excèdent la valeur des produits. Que ce soient les particuliers ou bien le gouvernement qui fasse cette perte, elle n'en est pas moins réelle pour la nation ; c'est une valeur qui se trouve de moins dans le pays."
Autrement dit la gratuité des services publics est un leurre. Tout doit se payer, à son juste prix. Les impôts et les taxes sont là pour répartir de manière équitable sur le peuple les dépenses relatives au bien commun. Ils ne peuvent avoir pour vocation de combler les trous causés par l'irresponsabilité ou la négligence, ni même prétendre à redistribuer les richesses. Lorsque la moitié de la richesse nationale est engloutie par l'impôt et les taxes, il est temps de s'alarmer. Et si l'Etat s'empruntait à lui-même, il ne ferait qu'emprunter à la Nation, qui aurait les mêmes exigences que n'importe quelle banque...
Le rôle du gouvernement est donc avant tout de veiller au grain. Il garantit la qualité de l'argent et contrôle le respect des règles de son bon usage. C'est ainsi qu'il permet à la confiance de s'installer et de perdurer : "De tous les moyens qu'ont les gouvernements de favoriser la production, le plus puissant, c'est de pourvoir à la sûreté des personnes et des propriétés, surtout quand ils les garantissent même des atteintes du pouvoir arbitraire. Cette seule protection est plus favorable à la prospérité générale que toutes les entraves inventées jusqu'à ce jour ne lui ont été contraires. Les entraves compriment l'essor de la production ; le défaut de sûreté la supprime tout à fait."
En définitive, l'Etat ne peut se soustraire aux règles dont il est le garant, et ne peut ni créer de l'argent, ni en fixer la valeur, et pas davantage déterminer les prix des biens.