07 juillet 2010

Schumpeter, le côté obscur du libéralisme

Dans la grande famille des penseurs libéraux, Joseph Schumpeter (1883-1950) occupe une place vraiment à part... A l'instar de Karl Marx il passa une bonne partie de sa vie à démontrer que le capitalisme libéral était par nature, voué à péricliter !
En témoigne notamment son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Liberté, écrit au tout début des années 1940, et fruit de « presque quarante ans de réflexions, d'observations et de recherches relatives au thème du socialisme ». Il pourrait presque se réduire au constat abrupt fait dès l'introduction : « Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu'il le puisse... »

Pourtant, à la différence de Marx, Schumpeter ne se réjouit pas de cette perspective : « Si un médecin prédit que son client va mourir sur l'heure, ceci ne veut pas dire qu'il souhaite ce décès. On peut détester le socialisme ou, à tout le moins, l'observer d'un oeil froidement critique et, néanmoins, prévoir son avènement».

Il faut préciser que la thèse s'avère assez aride, tant elle prétend à l'objectivité. L'auteur s'excuse d'ailleurs presque, d'avoir « tenté une analyse aussi laborieuse et complexe », dont il est souvent difficile  de suivre le raisonnement dans tous ses méandres plutôt contournés, et parfois un peu datés. Le lecteur qui découvre ce livre quelques soixante-dix ans ans après sa publication, pourrait d'ailleurs de prime abord sourire et le trouver obsolète, puisqu'à l'évidence le capitalisme est toujours vivace, tandis que le socialisme a reculé partout, notamment dans sa version la plus pure et aboutie, à savoir le communisme.
A y regarder de plus près, le constat doit toutefois être plus nuancé...

Du marxisme et de ses leurres
Passons rapidement sur l'exégèse un peu languissante de l'oeuvre de Marx, qui occupe un bon premier tiers de l'ouvrage. Tout en qualifiant tour à tour l'auteur du « Capital » de prophète, de sociologue, d'économiste, et de professeur, Schumpeter hésite sur l'importance qu'il faut en définitive lui donner. Il insiste sur sa grande érudition, sur sa maitrise exceptionnelle des mécanismes économiques, sur sa perception aiguë de certains phénomènes liés à l'industrialisation, notamment l'avènement de la « grande entreprise ». Mais dans le même temps, il en fait aussi un habile opportuniste, voire un charlatan. Il lui reproche notamment au titre de la lutte des classes, d'avoir « amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux » et d'avoir construit un corpus idéologique quasi religieux, promettant rien moins que « le paradis sur la terre ».
Au plan purement technique, le jugement est sévère : « Un tribunal de juges compétents en matière de technique économique doit condamner Marx. Adhésion à un appareil analytique qui fut toujours inadéquat et qui, même du temps de Marx, devenait rapidement désuet ; longue liste de conclusions qui ou bien ne dérivent pas des prémisses, ou bien sont complètement erronées ; erreurs dont la correction modifie certaines déductions essentielles. jusqu'à les renverser parfois en leurs contraires - on peut à bon droit mettre toutes ces tares à la charge de Marx, en tant que technicien économique. »
En dépit de ses divergences profondes avec le modèle marxiste, ce qui hante Schumpeter, c'est le sombre pressentiment que ce capitalisme est voué à l'anéantissement, au profit du socialisme.
Contrairement aux Socialistes il n'envisage pas une fin brutale, mais une mort douce. Ni écroulement dans une gigantesque crise finale, ni révolution violente, ni Grand Soir comme point d'orgue à la lutte des classes. Rien de tout cela, bien au contraire, car pour Schumpeter : « le capitalisme est en voie d'être tué par ses réussites mêmes. »


La crise n'est pas une fin
S'agissant des crises, Schumpeter a toujours été de ceux qui pensent qu'elles ne sont pas susceptibles d'abattre le capitalisme. Il soutient même qu'il s'en nourrit et qu'elles le renforcent. Selon lui, le capitalisme est « un ouragan perpétuel », où alternent de manière cyclique, « les destructions créatrices ». Tant que ce turbulent mécanisme fonctionne, le système perdure : aux phénomènes de bulles spéculatives, succèdent les krachs correcteurs, et à l'inévitable épuisement technologique vient tôt ou tard succéder un progrès décisif redonnant vigueur au marché.
L'actualité récente donne une fois encore raison à cette théorie. On a vu par exemple comment le dispositif bien intentionné des subprime a conduit aux plus folles spéculation immobilières et in fine à la ruine du crédit, assainissant brutalement le marché.
Dans un tout autre domaine, on voit comment l'émergence de nouvelles techniques a permis par exemple la transfiguration rapide du marché des téléviseurs et un rapide renouvellement du parc. Dans cette révolution technologique, malheur au fabricant incapable de prendre le virage à temps, mais à l'échelle macro-économique, force est de reconnaitre que l'évolution s'avère bénéfique.
D'une manière générale, «  l'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. » S'il fallait une autre illustration à cette thèse, ce serait la fabuleuse réussite de la firme Apple, sans cesse à la pointe de l'innovation et qui sait si bien susciter le désir chez ses clients.

Obsolescence de l'idée révolutionnaire
Quant au fantasme du Grand Soir, il est peu probable qu'il aboutisse à tuer le capitalisme, surtout maintenant qu'il est mondialisé. Au début des années 40, peu de temps après la grande crise économique occidentale, au début de la terrible conflagration mondiale, et au moment où le communisme paraissait triomphant à l'Est, la révolution russe aurait pu passer pour une préfiguration d'un cataclysme plus général. Mais aujourd'hui, les nombreux pays qui ont connu les affres de la révolution et de la terreur totalitaire qui s'en est généralement suivie sont vaccinés contre ces excès dévastateurs.
De l'autre côté, si le capitalisme n'a pas apporté le bonheur ou la prospérité à tous, il a suffisamment élevé le niveau de vie pour faire réfléchir à deux fois sur le risque de perdre les acquis sans vraie certitude de voir émerger un monde meilleur sur les ruines de l'ancien.

Les délices de Capoue
En définitive, si l'on suit Schumpeter, c'est en apportant la prospérité et habituellement la liberté d'expression, que le capitalisme pourrait paradoxalement amener sa propre déchéance. En stimulant en effet les exigences populaires, notamment en terme de qualité de vie, et en accroissant la richesse générale, il conduit à mettre en oeuvre les fameux acquis sociaux qui tendent à plomber son dynamisme, en raison de leur coût indéfiniment croissant et des contraintes qu'ils engendrent.
L'exemple actuel de la Chine constitue a contrario, de ce point de vue une vraie expérience de laboratoire. Le Parti unique, seul patron, seul employeur, était censé oeuvrer pour le bien du peuple, ne tolérant aucun ennemi ni aucune opposition. Il apparaissait donc au dirigeants, aussi superflu de disposer de syndicats défendant les travailleurs, que d'élections offrant la possibilité de les remplacer (« A quoi bon des élections désormais, puisque le peuple a tranché » s'exclamait Fidel Castro en accédant au pouvoir...).
Ce que certains ont appelé « les noces du communisme et du libéralisme », à savoir l'irruption brutale de la liberté d'entreprendre et de posséder, a bouleversé les règles du jeu. Les murailles du Parti se sont mises du jour au lendemain, étonnamment au service des nouveaux entrepreneurs, qui bénéficient de l'absence de contre pouvoir et de l'impossibilité même dans laquelle est toujours le peuple, d'exprimer tout mécontentement. Premier résultat de ce renversement : le décollage économique est immédiat et la croissance fulgurante.
Il est probable cependant qu'à terme , à la faveur d'une libéralisation de la parole, finissent par surgir des  revendications et des désordres sociaux qui apporteront alors des freins à ce développement hallucinant. La Chine sera confrontée alors à son tour à la problématique du système capitaliste libéral.
A l'inverse, en Europe et particulièrement en France, et surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'association de la liberté d'expression et du fantasme égalitaire de la social-démocratie, a permis l'émergence de l'Etat-Providence dont la faillite est à ce jour à peu près consommée.
De ce point de vue, le sentiment de Schumpeter rejoint les craintes émises dès 1830 par Tocqueville. Le capitalisme qui n'a jamais donné d'aussi spectaculaires résultats qu'aux Etats-Unis, semble y donner des signes d'essoufflement, à mesure que l'emprise de l'Etat grandit.  Pendant ce temps il patine dans la semoule de l'autre côté de l'Atlantique, où le modèle a toujours été contraint par les boulets que la protection sociale n'a cessé d'alourdir à ses pieds. Tandis que les politiciens démagogues s'enorgueillissent de nouveaux acquis sociaux, les gouvernements s'enfoncent irrémédiablement dans les déficits structurels. Et plus l'Etat en donne plus le peuple en demande...

L'effet boule de neige
Il faut ajouter que le capitalisme est menacé par un autre mal, inhérent à sa nature même : la concentration du capital. Cette dérive dont Marx lui-même avait pris la mesure, conduit à la faveur de la montée en puissance des techniques industrielles, à l'apparition d'entreprises impersonnelles, où la notion même d'entrepreneur a tendance à s'effacer. Le gigantisme, les fusions et les OPA, déresponsabilisent les administrateurs, éloignent la gestion du terrain et affaiblissent l'émulation. Au bout du compte, le système devient de plus en plus lourd et l'inertie et la bureaucratie gagnent tous les rouages jusqu'à les gripper. La déshumanisation progressive du système et le caractère astronomique des chiffres d'affaires, finit par créer un contexte dans lequel le capitalisme devient une sorte de grosse machine antipathique et amorale qui cumule les détracteurs et compte de moins en moins de défenseurs convaincus.
Au surplus, les entreprises deviennent si monstrueuses, que leurs difficultés financières ne sont plus tolérables par les gouvernements, hantés par le spectre de la grande crise de 1929. Suivant les leçons de Keynes, ils se croient obligés de voler à leur secours ce qui les conduit à échafauder des plans de relance de plus en plus coûteux et à inventer de nouvelles régulations, de plus en plus complexes, dans lesquelles le système ne fait que s'empêtrer davantage.
Selon Schumpeter, à l'inverse de qui est désormais admis par nombre de gouvernants, les recettes keynésiennes aggravent durablement le mal en semblant le soigner. Selon lui, à cause du New Deal, « les États-Unis, qui disposaient des meilleurs atouts de récupération rapide, furent précisément le pays où la reprise fut la moins satisfaisante », car « les mesures de cette nature sont, à la longue, incompatibles avec le fonctionnement efficace du régime de l'initiative privée ». Au total comme une formidable boule de neige, le capitalisme nécessite de plus en plus d'efforts pour continuer à avancer. C'est le moment où selon Schumpeter, le socialisme pourrait devenir une alternative quasi naturelle.

Socialisme et libéralisme sont-ils miscibles ?
C'est peut-être l'aspect le moins convaincant de la thèse...
Qui tente en effet de démontrer que le socialisme, auquel il faudrait se résoudre par la force des choses, pourrait être viable économiquement et compatible avec une certaine forme de démocratie. Mais pour le coup on a quelque difficulté à suivre. Car on voit mal comment, sur les ruines d'un système amolli par les délices de Capoue, épuisé par les déficits et rongé par la bureaucratie, le socialisme classique, englué dans ses dogmes idéologiques, pourrait apporter une vigueur nouvelle. D'ailleurs Schumpeter ne semble pas vraiment y croire. Il se défend avec insistance de souhaiter cette issue, et il ébauche par touches successives, un socialisme assez peu conventionnel, qui n'oublierait pas que « la démocratie moderne est un produit du processus capitaliste », « qui ne serait pas incompatible avec la décentralisation du pouvoir de décision », « qui permettrait d'éviter l'Etat omnipotent », et qui n'exclurait « pas nécessairement l'emploi des mécanismes concurrentiels », voire qui accepterait « qu'une large frange d'activités continue indéfiniment à être le théâtre de combinaisons, de compromis entre le secteur public et le secteur privé ».

En somme, au terme de beaucoup d'expectatives devant ces démonstrations déroutantes, j'en suis arrivé à la conclusion que Schumpeter avait fort bien décrit les mécanismes d'usure et de perversion progressives du capitalisme tels qu'on les voit en action sous nos yeux.
Mais qu'en fait d'évolution inéluctable vers le socialisme, il n'avait fait qu'envisager de manière assez elliptique, un retour à une forme de libéralisme proche de celui des origines, celui du self-government, celui des petits propriétaires, « des détaillants et des petits industriels ». Cette vision a sans doute quelque chose d'utopique mais pourrait contenir également les germes d'une espèce d'humanisme socio-économique, préservant la liberté, la fraternité, et l'égalité, non des conditions, mais des droits et des chances... Tout est question de définition.

Illustration : Odilon Redon. La tentation de Saint-Antoine

28 juin 2010

A chaque jour son scandale

Foin des scandales générés par l'équipe de football. Même s'ils altèrent quelque peu le prestige de la France ils ne sont le fait que d'un jeu après tout (encore qu'il y aurait beaucoup à dire sur la consternante versatilité des commentaires que madame Bachelot se crut obligée de faire  à cette occasion).
Ils semblent de toute façon bien dérisoires comparés à ceux qui remuent le pays jour après jour. Et qui commencent à peser singulièrement sur une République déjà bien mal en point.
Après les tempêtes dans un verre d'eau liées aux logements de fonction de quelques ministres, sont venues les affaires concernant certains salaires et cumul d'émoluments extravagants, en vigueur dans le gratin de la Fonction Publique. Le problème ne vient d'ailleurs pas tant de leur montant, que de la légèreté apparente avec laquelle ils sont attribués.
A propos de la HALDE par exemple (Haute Autorité de Lutte Contre les Discriminations et pour l'Egalité !).
On pouvait s'interroger sur l'utilité de cette très pompeuse agence d'état, qui poussa le zéle anti-discrimination jusqu'à remettre en cause les poèmes de Ronsard. Mais il y a vraiment de quoi hurler lorsqu'on prend connaissance des prébendes dont bénéficie sa présidente Jeannette Bougrab, et probablement un certain nombre de dignitaires qui gravitent dans l'ombre.
Peut-on vraiment parler à propos de ces machins administratifs d'inspiration soviétoïde, qui peu à peu sont devenus légions, d'organismes indépendants et sans but lucratif ? Combien de temps continuera-t-on d'entretenir ces armées mexicaines, aussi dispendieuses qu'inefficaces, aussi chamarrées que vaines ? Combien de temps faudra-t-il pour que l'Etat se sépare enfin de ces innombrables pseudopodes qui lui pompent tant de sève, en pure perte ?



La cerise sur le gâteau c'est toutefois assurément l'imbroglio liant les époux Woerth à la richissime famille Bettencourt. ll témoigne d'une telle imprévoyance, d'une telle inconséquence, qu'on croit presque rêver. Monsieur Woerth qui annonçait il y a quelques mois une chasse sans merci à l'évasion fiscale, qui se targuait d'avoir mis la main sur une liste de 3000 contribuables ayant des comptes en Suisse, monsieur Woerth, alors ministre du budget, qui jetait un doute teinté d'opprobre sur des citoyens, au seul motif qu'ils avaient déposé de l'argent hors de France, monsieur Woerth n'avait oublié qu'un détail : son épouse ! Qui gérait benoîtement le patrimoine d'une de ces contribuables particulièrement nantie, et qui ne pouvait raisonnablement pas ignorer qu'une partie non négligeable de la fortune de sa cliente était placée sur des comptes helvétiques non déclarés au fisc...
Cette histoire n'est pas sans rappeler le précédent tragique de M. Beregovoy au cours des années 90. Ce dernier avait pris ses fonctions de premier ministre en se faisant le chantre de la lutte contre la corruption affairiste et politique. Comme M. Woerth, il avait cru bon pour donner du poids à son propos, d'affirmer qu'il détenait une liste de personnalités douteuses. Hélas, il s'était sans doute trop avancé et avait négligé quelques détails discutables concernant sa vie privée. Il chuta quelques mois plus tard sur une stupide embrouille de prêt « sans intérêt », contracté auprès d'un homme d'affaire de réputation plutôt sulfureuse...

Dans l'affaire présente, rien désormais n'y fera. Aucune dénégation n'enlèvera le doute mortel qui s'est insinué dans les esprits. Monsieur Woerth est-il innocent de toute combine ? Peut-être, mais au fond qu'importe. Le moins que l'on puisse dire est que celui qui se présentait comme le gardien intraitable de la rigueur fiscale, fut peu regardant sur ce qu'il faut bien considérer comme un fâcheux mélange des genres. Et c'est suffisant pour empester tout ce qu'il touchera maintenant. Très ennuyeux vu l'enjeu de la réforme qu'il est chargé de mener sur les retraites.

Comment se fait-il que les Politiques dans notre pays n'aient toujours pas compris qu'ils se doivent d'être exemplaires, et si possible, au moins cohérents avec eux-mêmes. Lorsque M. Woerth se dit « très serein dans la tourmente », qu'il affirme pour sa défense n'avoir «jamais déclenché ni empêché de contrôle fiscal», se rend-t-il compte qu'il est complètement à côté de la plaque ?
Il ne suffit pas de respecter à la lettre la loi, pour éviter d'en violer l'esprit (le pire étant d'ailleurs dans ce contexte fuligineux, l'annonce toute récente par M. Baroin, le successeur de M. Woerth, que madame Bettencourt, comme par hasard, ferait prochainement l'objet d'un contrôle fiscal !)
Pour ma part, j'avoue que je ferais facilement mon deuil de ce genre de ministre si raide et surtout peu si peu inspiré (il avait entre autres bévues, défendu « avec conviction », le projet piteux de taxe carbone...).
En somme, il y a des jours où l'on se prend à penser que l'équipe gouvernementale ne vaut guère mieux que celle de foot...

21 juin 2010

La France coupée du monde

Le spectacle navrant donné en ce moment par l'équipe de football censée représenter la France en Afrique du Sud, est à bien des égards révélateur du niveau où est arrivé notre pays. 
Arrogance, inconséquence, refus des règles et des réalités, inefficacité, infantilisme, cabotinage, la liste serait longue des tares étalées avec une satisfaction morbide aux yeux du monde par notre équipe, et à travers elle par l'Hexagone.
Non seulement les résultats sont dans l'ensemble mauvais, mais on trouve le moyen d'aggraver le ridicule en révélant les conflits internes qui minent la cohésion du groupe et qui plus est, en usant de manières de voyous frimeurs ou d'idiots indisciplinés.
C'est avec une infinie tristesse que toute personne attachée à « une certaine idée de la France », célébrée au même moment de manière un peu dérisoire, voit ainsi se déliter les derniers vestiges de ce que l'esprit français avait de meilleur à savoir, élégance, distinction, raison et ambition. Même le rire qui était une marque de cette spiritualité, s'est avili au point de se transformer en méchant ricanement.
Au point où nous en sommes rendus, il vaudrait assurément mieux ne pas jouer le dernier match. Avec une Fédération inexistante, un sélectionneur hébété à force d'être désavoué, réduit à lire la déclaration de mutinerie des joueurs en rébellion, la coupe est pleine, et on commence à souhaiter que cette sinistre mascarade se termine au plus vite.
Aujourd'hui plus que jamais on a la tragique impression que la France est dans un bocal. Autour, le monde se fait, tourne et évolue, tandis que sourds à tout, nous nous épuisons en querelles vaines, polémiques stériles, et combats sans issue. Jusqu'où ce tourbillon nous entrainera-t-il ?

19 juin 2010

Une légende bien entretenue

Le barouf médiatique autour de l'appel du 18 juin amène à se reposer quelques questions sur l'importance historique d'un homme qui semble aujourd'hui être l'objet d'une idolâtrie béate.
Sur l'appel lui-même, le moins que l'on puisse dire est qu'il fut très habilement exploité au plan médiatique, alors qu'il ne mérite tout bien considéré, qu'une place assez dérisoire dans le contexte de l'époque.
De Gaulle propulsé comme instigateur de la résistance et héraut de la France libre, celle « qui ne se rend pas », par la seule vertu d'une déclaration qu'il enregistra tranquillement carapaté à Londres, au moment le plus tragique de la défaite, cela pourrait prêter à sourire, si les conséquences n'avaient pas été si terribles et durables.
De là naquit en effet une légende tenace qui transforma de manière manichéenne les uns en sauveurs de la patrie, les autres en traîtres, en divisant profondément la France, et en infectant la plaie causée par la reddition puis par l'occupation.

Sans chercher à rouvrir un débat qui n'en finit pas de meurtrir le pays, il devrait être possible de dire que De Gaulle, qui avait paraît-il « une certaine idée de la France », ne chercha guère à en panser les blessures. L'affreuse épuration qui suivit la fin de la guerre et qui fut peu ou prou avalisée par lui et son entourage, reste comme une tache indélébile sur son uniforme. Parmi les innombrables victimes qui payèrent au prix fort des crimes souvent imaginaires ou largement exagérés, il faut citer Louis Renault, dont le sort atroce est rarement évoqué, alors qu'il constitue un des épisodes les plus honteux de cet époque. Non seulement De Gaulle pilota les tribunaux d'exception qui déchainèrent une foudre haineuse et inique sur un homme innocent et malade, mais il nationalisa sans vergogne ses usines d'automobiles 4 mois après sa mort !
En réalité, à aucun moment depuis la Libération et jusqu'à sa disparition, il n'essaya vraiment de mettre en oeuvre une vraie politique de réconciliation. Aujourd'hui encore le fossé reste béant et les divisions profondes.

D'une manière générale, qu'en est-il de l'héritage soi disant prestigieux du Général ?
Certes il réussit à remettre en ordre une France détruite, corrompue et déchirée par l'occupation, mais ce fut au prix du retour en force des Communistes qui instillèrent leur influence désastreuse sur le pays et en politisèrent durablement toutes les infrastructures.
Certes il fut l'artisan avec le chancelier Adenauer d'un début de réconciliation avec l'Allemagne, mais à aucun moment la France ne parvint à imprimer une dynamique à la construction de l'Europe. La vision du chef de l'Etat français en la matière était d'ailleurs à la fois bornée et inconséquente. Il en voyait les contours « de l'Atlantique à l'Oural », alors que toute la partie Est du continent était plongée dans les ténèbres soviétiques. De l'autre côté, il s'ingénia à empêcher l'entrée de l'Angleterre dans le club, tout en ruinant l'espoir de voir surgir une grande et forte union militaire avec les Etats-Unis, lorsqu'il claqua la porte de l'OTAN.
In fine, son attachement chauvin à la nation lui faisait de toute évidence mépriser l'idée même de l'Europe surtout dans sa conception fédérale (on se rappelle l'anecdote des cabris).

La grandeur de la France Gaullienne est un vain mot. Il abandonna une bonne partie de l'empire colonial, non sans raison, mais d'une manière indigne. Il devrait de ce point de vue apparaître comme un destructeur aux yeux des nostalgiques de la France impériale (qui  manifestent pourtant une curieuse fascination pour sa stature balourde). Il y a peu de chances en tout cas qu'il passe un jour pour un bienfaiteur aux yeux des peuples brutalement livrés à l'indépendance, c'est à dire souvent abandonnés à des régimes sanguinaires et rétrogrades.
De ce point de vue, la politique africaine de la France ne fut pas très admirable, charriant dans son sillage quantité de lâchetés, de magouilles, de compromissions et de protections douteuses.
En matière de politique intérieure, il restaura plus que jamais la centralisation et la bureaucratie. Peu d'imagination caractérisa sa politique crispée sur les prérogatives de l'administration et la tutelle omniprésente de l'Etat. Même les grandes réalisations furent souvent des échecs ruineux ou bien des symboles grandiloquents mais peu efficaces : du paquebot France au Concorde, en passant par la bombe atomique...
La même tendance sévit au plan culturel, dont le rayonnement ne fut pas un des points forts de ce régime en dépit des fameuses maisons créées par Malraux à cet effet. Qu'on se souvienne  que la France durant de nombreuses années, dut se contenter d'une télévision entièrement étatisée via l'ORTF, pendant que l'information elle-même, avait son ministère !

En définitive, il me paraît opportun de terminer cette analyse un tantinet anticonformiste par la formule assassine mais assez jolie de Pierre Assouline sur son blog : « le génie politique de De Gaulle a été d’offrir aux Français des mensonges qui les élèvent plutôt que des vérités qui les abaissent. » Ne souffrons-nous pas toujours de cette délicieuse perversion ?

Sur le sujet, il serait également judicieux de ressortir l'essai décapant et insolent mais parfaitement ajusté de Jean-François Revel : Le Style Du Général.
On pourrait aussi relire le très oublié Coup d'Etat Permanent d'un certain François Mitterrand (qui hélas ne s'inspira guère de ses bonnes idées lorsqu'il accéda lui-même à la fonction...)

14 juin 2010

Un été dans les caves de l'Eden

Ça s'est passé à une époque ou les grosses fortunes et les stars accouraient en France pour échapper aux rigueurs du fisc de leur pays !
Deux effets bénéfiques de ce genre d'exil doré ont été démontrés à l'occasion du débarquement en fanfare des Rolling Stones sur la Côte d'Azur lors de l'été 1971 : de belles rentrées financières pour les commerçants du coin, et surtout, une aventure musicale inouie dans les caves de la villa Nellcôte.
Autrefois propriété paraît-il de la célèbre famille Bordes, qui arma bon nombre des cap-horniers du temps de la marine à voile, ce splendide édifice d'architecture néo-héllénique, qui surplombe la rade de Villefranche est en soi un paradis terrestre. Les bandes enregistrées dans ses entrailles pour l'album Exile on Main Street, qui ressortent en CD après un complet relooking technique, témoignent qu'il s'agit aussi d'une puissante source d'inspiration artistique.
Après la réédition des disques des Beatles, après le revival de Jimi Hendrix, les aficionados des sixties peuvent retrouver dans cette compilation rénovée et enrichie, les mélodies ensorcelantes portées par des riffs mordants, et le parfum vénéneux qui sont la marque du fameux spleen stonien.

Au fond des caves chaudes et humides de la superbe villa patricienne, plongée au coeur de l'été méditerranéen, au sein des fumées délétères et des vapeurs alcooliques, dans une sorte de vertige lascif, s'établit une alchimie improbable mais parfaite entre la plainte suave du blues et les divagations hallucinées du rock'n roll.
Ça démarre en vrombissant sur la basse térébrante de Rocks Off, vite rejointe par la scansion nerveuse de Jagger, sur une rythmique d'enfer et un tonnerre étincelant de cuivres. Tout de suite le trip est engagé, impossible de renverser la vapeur.
On décolle franchement avec Rip That Joint. Crénom, c'est certain, ça ne redescendra plus. Pulsation qui nait de l'échine et parcourt en les déchirant délicieusement, les chairs jusqu'en bas des reins...
Le beat enjôleur de Shake Your Hips, emprunté à Slim Harpo fait se lever les dernières réticences.
Puis c'est dans une pâmoison continue, que s'enchainent une nuée de titres, liés par une force harmonique et une logique apodictiques : Casino Boogie, Tumbling Dice, Sweet Virginia, Loving Cup, Happy, Shine A Light... ça coule de source dans les oreilles éblouies et ça se fait parfois doux comme le miel (Let It Loose, ou le capiteux Following The River, inédit et totalement retravaillé pour la circonstance).
A certains moments, on croirait presque entendre les cigales dans l'arrière plan (Sweet Black Angel) ou le rythme régulier et lent des pales d'un ventilo géant, remuant nonchalamment l'air de ces sessions torrides (ventilator blues). Puis ça repart de plus belle en tournoyant, en éructant, en jappant, en feulant, en criant à perdre haleine.
Indicible distorsion du temps dans ce torrent idéal de musique, montée extatique de pulsions amoureuses, moiteur rubescente des nuits azuréennes, Tout se conjugue pour donner à cet ensemble le goût de plaisirs séraphiques, où l'incandescence du rêve agit comme un baume souverain, qui sublime et prolonge les sensations éphémères tirées du réel...

Illustrations : visions personnelles des nuits de Nellcôte... 

10 juin 2010

Qui fabrique le consentement ?


Noam Chomsky est un penseur comblé : coqueluche des médias et intellectuel paraît-il, « le plus connu au monde », il est au pinacle de l'adulation médiatique. Et peu importe que son travail de linguiste reste totalement abscons au commun des mortels, puisque ses engagements politiques suffisent largement à asseoir sa notoriété.
Sa défense intransigeante de la justice et de la liberté d'expression, qui l'a souvent poussé à flétrir de manière retentissante les agissements de son propre pays, n'a pas peu contribué à son succès, surtout en Europe où l'on raffole de tout ce qui renforce le sentiment anti-américain. Et où, de manière plus générale, on se plaît à cultiver avec une délectation morbide, la mauvaise conscience anti-occidentale, dont il fait figure, bon gré, mal gré, de fer de lance.

On ne saurait trop lui reprocher d'avoir défendu le droit de s'exprimer de gens comme Robert Faurisson. Car cela ne peut paraître choquant qu'à des gens ayant une assez profonde méconnaissance de ce qu'est la liberté d'expression. Force hélas est de constater que la France est dans ce cas de figure, comme le fait souvent remarquer avec raison Chomsky. Il n'est que de rappeler que notre pays jusqu'à une date assez récente (1974) ne trouvait pas anormal d'avoir un ministère de l'information ! Ou bien de mentionner qu'à l'initiative d'un député communiste (!), les parlementaires acceptèrent de voter il y a quelques années, une loi réprimant l'expression d'idées jugées non politiquement correctes, c'est à dire déviantes, ou encore négationnistes...

Le vrai problème de Noam Chomsky n'est donc pas qu'il défende la liberté, mais qu'il pousse ses prises de positions si loin, que cela l'amène de manière paradoxale, à soutenir implicitement la cause de vrais ennemis de la liberté, et dans le même temps, à miner les fondations d'un système dont il est partie prenante.
Il s'entoure bien de quelques précautions oratoires, pour tenter de se démarquer des gens peu recommandables qu'il est parfois amené à soutenir, mais cela ne saurait suffire. Ainsi, il se défend de partager les thèses soutenues par Faurisson. Dans un autre registre, bien qu'il s'interroge de manière très ambiguë sur les causes du 11 septembre 2001, il dit ne soutenir en aucune manière la théorie du complot qui l'entoure souvent dans les médias. Tout comme il prétend n'avaliser en rien les horreurs du communisme pour lequel il lui est pourtant arrivé de manifester quelque indulgence.
D'un autre côté, il affirme qu'il est nécessaire d'être sévère avec les démocraties, précisément parce qu'elles se targuent d'incarner la liberté. C'est aussi selon ses dires, parce que c'est sur elles que les critiques des intellectuels ont le plus de chances de porter. En somme, à l'entendre, ses admonestations répondraient en quelque sorte au fameux adage : « Qui aime bien châtie bien ».

Cette manière de faire, lui vaut d'exercer depuis quelques décennies une extraordinaire emprise sur l'opinion publique, et de recueillir un assentiment tacite tel qu'on peut dire qu'il est devenu l'âme du consensus caractérisant désormais le monde occidental. Au point qu'il n'en fait plus figure d'initiateur mais qu'il n'en représente qu'une simple modalité d'expression. En d'autres termes, il est bien souvent dépassé par le mouvement d'idées auquel il a contribué à donner naissance, et il ne lui reste plus d'autre alternative que de s'y associer de manière (trop) prévisible.

Ces derniers jours, alors qu'il se trouvait en France, il s'est lancé dans une nouvelle dénonciation de l'attitude d'Israël dans le conflit qui l'oppose depuis tant d'années aux Palestiniens et plus généralement au monde arabe, qualifiant le récent arraisonnement sanglant de « la flottille de la liberté », « d'acte de piraterie », digne d'un « État criminel ».

Il ne démontrait en la circonstance, guère d'originalité, puisqu'il ne faisait que s'inscrire dans la quasi unanimité des réactions qui suivirent dès les premières heures ce tragique événement. Mais ce faisant, il incarnait plus que jamais l'esprit partisan et les analyses à l'emporte-pièce du conformisme qui règne dans la plupart des médias.

En premier lieu, un jugement aussi expéditif, totalement à charge pour Israël, avant même que soit connu précisément l'enchainement des faits, peut difficilement être considéré comme véritablement objectif.
Alors qu'on ne disposait d'aucune preuve tangible, il fut par exemple immédiatement et « consensuellement » évident que les soldats israéliens étaient les agresseurs.
De l'autre côté, il ne faisait aucun doute dans les propos de la plupart des commentateurs, que les victimes (dont le nombre fut évalué à plus du double du chiffre réel) faisaient partie d'une expédition purement « humanitaire » (ce qui n'empêcha curieusement pas d'évoquer « les militants pro-palestiniens » qui étaient à bord des navires).
A aucun moment on ne trouva étrange que ce convoi censé acheminer des biens de première nécessité ait pris de tels risques, alors que les autorités juives ne s'étaient pas opposées aux ravitaillements humanitaires, à condition de pouvoir les contrôler. On ne trouva d'ailleurs pas étonnant que les dirigeants israéliens aient mis autant d'acharnement à paraître sous un jour aussi odieux, à seule fin de détourner des bateaux si bien intentionnés...
On assista au surplus à un beau déferlement de mauvaise foi, plus ou moins délibérément affirmée ou simplement suggérée par certaines omissions : On fit mine de considérer comme particulièrement grave le fait que l'arraisonnement se soit déroulé dans les eaux internationales, ce qui ne changeait en réalité rien au problème. On fit comme si le blocus imposé à Gaza avait été mis en place sans aucune raison.
Enfin on n'entendit guère d'indignation à l'égard des autorités turques, qui laissèrent partir vers Gaza, voire en l'encourageant, cette flottille pilotée par des ONG connues pour flirter avec les réseaux terroristes islamiques...

Au final, dans ce concert de récriminations on finit par trouver indulgents ceux qui se bornèrent à déclarer que les dirigeants israéliens avaient fait une erreur stratégique, ou bien étaient tombés dans un piège dont ils allaient payer le prix fort au plan médiatique, et qui allait de toute manière renforcer le Hamas.
Une des rares voix contradictoires fut celle du professeur Encel, révélant qu'en fait de piège, Israël n'avait guère le choix : soit il laissait passer les bateaux et c'en était fini du blocus, ce qui revenait à ouvrir grand Gaza aux très peu pacifiques livraisons iraniennes, soit il s'y opposait et prenait le risque de passer pour un ogre...

Dans cette affaire comme dans beaucoup d'autres, les défenseurs de la liberté et de la justice semblent affectés d'une curieuse myopie. Ils dénigrent sans ménagement et sans nuance une partie, qui en dépit de ses imperfections et de ses erreurs, agit selon des règles démocratiques, et soutiennent au moins implicitement l'autre en paraissant ignorer ses stratagèmes assez grossiers et pire encore, ses manières fascistes, et ses objectifs intolérants pourtant affirmés et réaffirmés sans vergogne.

En définitive, Noam Chomsky qui incarne ce mode de pensée se trouve dans la position tragi-comique de l'arroseur arrosé :
Pour contrer la soi-disant propagande des démocraties, il véhicule complaisamment celle de régimes totalitaires, oubliant apparemment les enseignements du passé vis à vis de telles faiblesses.
Quant à la fameuse « fabrication du consentement » qu'il reproche aux médias, il s'en fait plus ou moins l'artisan zélé. A force de discréditer abusivement et de manière répétée Israël, il contribue à alimenter la haine à l'encontre de ce pays, et tout se passe in fine comme s'il cherchait à amener peu à peu les mentalités à s'habituer à sa disparition pure et simple. De la même manière que certains disaient autrefois, qu'il valait mieux « être rouges que morts », on entend un nombre croissant de gens sous-entendre que le seul moyen d'en finir avec cet interminable conflit serait de revenir à la situation d'avant la création de l'Etat d'Israël....

03 juin 2010

L'Europe au bord du trou noir

Comme suite à mon précédent billet, je ne peux trouver meilleur prolongement que l'intervention récente de l'amiral Edouard Guillaud , chef d'Etat-Major des Armées,  lors d'un colloque organisé à l'instigation du Conseil Economique de Défense, à Brest.
Évoquant les nouveaux défis stratégiques mondiaux, il a fait le constat du décrochage militaire entre l'Amérique et l'Europe. Un chiffre résume la situation : depuis la fin de la guerre froide, 80% des troupes américaines qui y étaient stationnées en permanence, ont quitté le théâtre européen. Un chose apparaît désormais clairement : l'Europe n'est plus pour les USA un « continent prioritaire ». Quant à l'OTAN qui devrait plus que jamais être la charnière permettant l'articulation des politiques de défense des deux continents, elle peine à conserver sa légitimité et se voit contestée régulièrement par nombre d'Européens (au premier rang desquels... figurent les Français !)

L'amiral Guillaud n'a pas caché les doutes et la déception qui étreignent désormais les Etats-Unis au sujet de l'Europe : «27 pays de l'Union européenne peuvent-ils être considérés par les États-Unis comme des partenaires fiables quand ils refusent de partager le fardeau afghan ?». On pourrait ajouter, bien qu'il commence à dater, le manque de cohérence lamentable manifesté à l'occasion de l'intervention irakienne (avec ses deux sièges au conseil de sécurité de l'ONU, l'Europe n'a pas réussi à adopter une position commune, et la France, minoritaire, n'a pas hésité à maintenir une position très hostile à celle adoptée par les Américains).
Face à cette faille qui ne cesse de s'agrandir, la défense européenne, même si elle a tendance à s'organiser un peu mieux depuis quelques années, reste très en retrait de la puissance américaine, massée derrière un seul chef et dotée de plus du double de moyens financiers. La crise actuelle risque d'aggraver encore cet état de fait, ce qui à terme peut constituer un vrai risque pour la sécurité du vieux continent, que sa situation géographique amène à côtoyer des zones de tensions grandissantes.
Pire, pour le chef des Armées Françaises, si l'absence actuelle de volontarisme se pérennise, on risque à moyen terme, rien moins qu'une «démission de l'Europe», qui deviendrait spectatrice au lieu d'être actrice.

L'amiral Guillaud a rappelé que ce n'est pas ce que veulent les États-Unis, qui préfèrent « une Europe puissante à une Europe vassale ». Comble de l'ironie, plus l'Europe perd en puissance militaire et économique, plus elle manifeste sa volonté de se démarquer de la politique américaine... Y a-t-il encore un espoir que les pouvoirs politiques et l'opinion publique prennent conscience du danger représenté par ce trou noir, nourri d'orgueil, de vanité et d'inconscience, qui commence à grignoter par tous les bouts l'aspiration européenne et la menace du déclin ?
...

27 mai 2010

Cousins trop éloignés

A entendre certains intellectuels, on pourrait parfois s'interroger sur l'époque dans laquelle nous vivons.
Sur le sujet de la France ou de l'Europe, certains manifestent en effet d'inquiétantes tendances rétrogrades. Nourrissent-ils un chimérique rêve de retour vers le passé, ou bien croient-ils vraiment que leurs lubies puissent servir de fil conducteur à un vrai projet innovant ?
Il y a quelques jours à propos de l'Europe (lors de l'émission « Vous aurez le dernier mot », animée par Franz-Olivier Giesbert), j'entendais par exemple Régis Debray se lamenter de la faiblesse du dessein européen. Il expliquait doctement qu'une fédération ne pouvait se construire qu'à l'initiative d'un fédérateur (citant au passage Napoléon et Hitler...), et habituellement pour s'opposer à un ennemi.
Ne disposant comme dirigeants selon son appréciation, « que de nains », et n'ayant à s'affirmer contre aucun adversaire déclaré, l'Europe n'aurait donc d'autre issue que de végéter voire se déliter dans le néant de l'Histoire.
Renchérissant sur cette conception, l'inénarrable Jean-François Kahn proposait alors, à défaut de vrai leader, de se trouver sans délai un ennemi, et proposait le plus naturellement du monde... les Etats-Unis !
On pourrait imaginer que ces intellectuels ne représentent qu'une frange de gauche, vieillotte, désabusée, et hostile par principe à tout ce qui peut de près ou de loin rappeler le monde capitaliste.
Mais à droite, et d'une manière plus générale dans l'opinion publique, il existe également un assez large consensus cultivant la nostalgie de siècles de conflits et d'impérialisme armé. En témoigne le dernier ouvrage « mélancolie française », d'Eric Zemmour, dans lequel il se fait le porte-parole de cette mouvance aux relents revanchards. Constatant le manque d'ambition et de pugnacité des dirigeants, il se lamente sur le déclin de l'influence française, et semble regretter le temps de la grandeur aristocratique et de la puissance colonisatrice...

Ce genre de propositions a de quoi faire frémir. Dans un monde « globalisé », où l'idée démocratique semble bon an mal an avoir tracé une empreinte durable et bienfaisante, il paraît suicidaire ou totalement irresponsable de cultiver ou pire encore, de revendiquer une telle nostalgie des temps féodaux !
Faut-il rappeler qu'au delà du besoin de se libérer du joug britannique, les colonies américaines se constituèrent en fédération surtout pour mettre en commun de fortes convictions, et un idéal. Que parmi les pères fondateurs, aucun n'eut l'ambition de faire figure de guide à lui tout seul, et que tous ont contribué modestement au grand dessein qui permit le fantastique essor de l'Amérique et de la Liberté.
Dans ses mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand rendait de ce point de vue, un hommage vibrant et mérité à George Washington, premier président des Etats-Unis, qu'il opposait de manière frontale à Bonaparte : « Tous deux sortirent du sein d’une république », écrivait-il en 1827, mais, « nés tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l’a trahie. »
L’écrivain français voyait ainsi dans le héros américain un homme d’une stature exceptionnelle : « Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance. Magistrat retiré, il s’endort paisiblement sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération de tous les peuples. » ajoutant un peu plus loin : « le nom de Washington se répandra avec la liberté d’âge en âge ; il marquera le commencement d’une nouvelle ère pour le genre humain. »

S'agissant de la fédération réunissant les 13 premiers états américains, elle ne vit le jour que 13 ans après la déclaration d'indépendance. Le péril anglais n'était pas éteint certes mais repoussé, et pendant des décennies l'Amérique n'eut pas d'ennemi extérieur à proprement parler. S'inspirant d'ailleurs de la recommandation que fit Washington à ses compatriotes au moment de quitter le pouvoir, ces derniers prirent longtemps grand soin de se tenir à l'écart des conflits, notamment européens... De fait, le principal déchirement qui menaça jusqu'à son fondement la fédération fut intérieur, représenté par la guerre civile.
La fédération n'eut en réalité d'autre but que de donner corps à une conception nouvelle de la société humaine. Et ce fut une révolution autrement plus novatrice et profonde que toutes les autres, survenues avant ou après elle. La preuve, cet idéal reste intact après plus de deux cents ans et il garantit la force et la cohésion de la nation américaine, et jusqu'à ce jour, la liberté du monde. L'exemple aurait de quoi faire réfléchir, notamment dans la vieille Europe, mais curieusement il n'est trop souvent considéré qu'avec ironie et dédain, ou au mieux, condescendance.

Dans son essai « sur la paix perpétuelle », paru en 1795, Emmanuel Kant, qui n'avait semble-t-il pas pris la mesure de ce qui se passait outre-atlantique, en brossait pourtant une interprétation philosophique étonnamment similaire.
Selon son opinion, la paix pour être durable, passait par la réalisation de deux conditions : la république et le système fédéral.
Par république, il faut entendre surtout démocratie, puisque l'argument essentiel consiste à prétendre que la guerre devient improbable, à mesure que les nations tendent vers l'état de droit, c'est à dire que l'on fonde les décisions,  non sur la volonté ou le caprice d'une autocratie tyrannique, mais sur l'acceptation éclairée par plus grand nombre, sous-tendue par la force de la Loi.
De fait, même si confrontées à des régimes totalitaires, elles se trouvent dans de terribles dilemmes où se manifeste parfois leur faiblesse, force est de constater que les démocraties ne se font entre elles, que très rarement la guerre. Certains pourraient me renvoyer à la figure les nombreux conflits dans lesquels fut impliquée l'Amérique. Objectivement, même s'il n'existe pas de guerre juste, il faut reconnaître que celles-là ont été faites avec l'aval du Congrès, contre des régimes totalitaires, qu'elles ne se traduisirent jamais par l'annexion des pays qui furent le théâtre des combats, et in fine qu'aucun des peuples concernés et devenus libres, n'eut à regretter l'intervention yankee sur leur sol (notamment en dernier lieu, l'Afghanistan ou l'Irak).

En définitive, le fédéralisme qui ménage l'autonomie de ses membres tout en mutualisant certains de leurs objectifs, a la capacité de tendre vers le bien commun en préservant celui de ses parties. La paix qui se conçoit comme un but essentiel devient ainsi le coeur et la raison du grand dessein fédéral. Selon Kant : « Si par bonheur un peuple puissant et éclairé en vient à former une république (qui par nature doit tendre vers la paix perpétuelle), alors celle-ci constituera le centre d’une association fédérale pour d’autres états, les invitant à se rallier à lui, afin d’assurer de la sorte l’état de liberté des Etats conforme à l’idée du droit des gens. »
A la lumière de cette conception, le déclin des Etats-Nations n'est plus une calamité. Il s'inscrit au contraire dans une sorte de métamorphose. S'il est demandé à chacun de rabattre un peu de ses prétentions et de son chauvinisme, rien n'oblige quiconque à renoncer à son âme, au nom d'un idéal raisonnable, qui se veut ni impérialiste, ni guerrier, mais voué à l'ouverture des peuples les uns aux autres, à la sécurité, à l'équilibre et à la prospérité.
Il n'est que d'imaginer le poids et la puissance d'une fédération qui serait composée des Etats-Unis et de l'Europe, pour mesurer les avantages pour le monde entier qu'il y aurait une fois pour toutes à s'allier, et non à se dénigrer ou se jauger comme des adversaires potentiels. Comment se fait-il donc, qu'au milieu des bouleversements et des incertitudes qui agitent le monde actuel, ces deux cousins abreuvés aux mêmes sources philosophiques, trempés au feu des mêmes combats, ne parviennent pas à unifier leurs efforts, alors que leurs aspirations à la liberté et au bonheur sont somme tout si proches ? Voilà qui est un curieux et assez navrant mystère...

20 mai 2010

Une logique de paupérisation

Chaque jour apporte son lot de sombres nouvelles.
On savait en France, la croissance durablement en berne, la dette d'Etat prolifique, le chômage quasi irréductible, l'assurance maladie en faillite chronique, les retraites de plus en plus menacées...
Parallèlement à cette molle déconfiture, et contrairement aux promesses réitérées du gouvernement, les dépenses publiques continuent leur dérapage : en 2009 elles ont encore augmenté de 3,8% pour atteindre le seuil de 56% du PIB. Que penser dans ce contexte, des engagements vertueux à ne pas dépasser 0,6% par an en 2011, 2012, 2013 ?
En plus des dépenses directes, on creuse de nouveaux trous, en recourant massivement à l'emprunt et aux opérations de cavalerie. Hier, la ministre de l'économie annonçait que la France s'apprêtait à garantir 111 des 750 milliards d'euros du fonds européen supposé faire face à la crise des états de la zone euro. Les optimistes pourront toujours se rassurer en imaginant à l'instar de madame Lagarde, que cette somme colossale « n'aura pas d'impact sur le déficit public ou sur la dette de la France puisqu'il ne s'agit que d'une garantie... »

Incapable d'enrayer la machine à dépenser, l'Etat cherche désespérément des recettes nouvelles.
Les Socialistes psalmodiant leur éternel refrain, conseillent « de prendre l'argent là où il est », de « faire payer les riches ». Cédant peu à peu à la pression, Nicolas Sarkozy laisse désormais filtrer que les « Hauts Revenus » et « Le Capital » seront mis à contribution supplémentaire pour tenter de combler l'abîme du système de retraites, dont il est dores et déjà décidé qu'on continuera de tout mettre en oeuvre, pour faire perdurer l'assise véreuse.
Le fameux bouclier fiscal, à peine opérationnel, commence donc à se fissurer. Les taxations en cours de préparation seront en effet, selon toute probabilité, exclues du champ de l'illusoire protection à laquelle l'Etat avait consenti, pour prémunir les contribuables contre les excès de ses propres attaques. Avec un aplomb qui atteint des sommets d'hypocrisie, le porte-parole de l'UMP Frédéric Lefebvre affirme que le principe du bouclier n'est pas entamé mais au contraire « solidifié ». La preuve : puisque ces nouvelles taxes exceptionnelles ne donneront pas droit à restitution dans le cadre du bouclier fiscal, c'est bien le signe que ce dernier continue d'exister ! Qui peut s'étonner du peu d'entrain des grosses fortunes à regagner la France ?

En bref, on s'apprête à pomper les quelques richesses encore visibles pour tenter de combler les gouffres gigantesques de l'Etat-Providence. En attendant, les dirigeants cherchent à occulter ces abimes, en saupoudrant dessus de la monnaie de singe, espérant ainsi restaurer un peu de confiance sur les marchés. Evidemment cela ne suffira probablement pas. Pas plus que l'invocation rituelle des contrôles et des sanctions pour coincer les méchants spéculateurs qui rodent paraît-il comme des vautours.
Enfin, tandis que la monnaie européenne amorce une descente rapide, le spectre d'une baisse des salaires prend forme, insidieusement. Déjà appliquée en Espagne, la mesure est évoquée désormais régulièrement en France, dans les débats sur le sujet.

Au total, on assiste en ce moment à un curieux spectacle, à l'échelle planétaire :
Les pays occidentaux qui ont inventé le libéralisme, ont presque réussi à le vider de sa substance et à l'exténuer, à force de le plomber de mesures sociales et de bureaucratie. Au lieu d'en faire un constat réaliste, ils renient leur foi, et  n'ont de cesse de flétrir avec un bel unanimisme le modèle qui leur a donné la prospérité. Et pour le soigner, ils lui appliquent avec opiniâtreté des cataplasmes empoisonnés, aggravant l'asphyxie.
Pendant ce temps, les pays émergents qui sortent peu à peu d'un long « sommeil dogmatique », sont en train de décoller enfin, et commencent à s'enrichir à grande vitesse, à mesure qu'ils déversent le libéralisme économique dans leurs régimes autrefois sclérosés par l'autocratie et les archaïsmes. O tempora, o mores....

08 mai 2010

L'Europe tremble

La crise internationale rentre dans une nouvelle phase. Elle semble désormais se concentrer sur la vieille Europe, spécialement dans sa partie occidentale.
Et par une étrange ironie du sort, au moment de commémorer la capitulation de l'Allemagne en 1945, c'est au bon vouloir de cette dernière que le sort de l'euro est suspendu...

Aujourd'hui l'Allemagne apparaît en effet comme le vrai maillon fort d'un conglomérat en grand danger de délabrement. En dépit du fardeau faramineux dont elle a hérité il y a vingt ans avec la chute du Mur et la réunification, elle peut se flatter d'avoir la situation économique la moins mauvaise des pays de la zone euro. Elle est certes fortement endettée, mais est parvenue à endiguer son déficit (3,2% en 2009, 5% prévu en 2010), a procédé à beaucoup de réformes structurelles et son dynamisme industriel lui permet de garder la seconde place mondiale en terme d'exportations.
Nicolas Sarkozy a tout intérêt à tenter de préserver un axe fort entre Paris et Berlin (« l
'axe franco-allemand est indestructible » a-t-il répété encore hier à Bruxelles), mais chacun peut voir en filigrane, que la France n'est pas en mesure d'imposer grand chose. Avec une dette dont on ne parvient même pas à connaître le chiffre exact, autour de 1500 milliards d'euros, représentant au moins 80% du PIB, et un déficit autour de 8% (7,9% en 2009), la France ne vaut guère mieux que les pays les plus fragilisés à l'instant présent (il faut rappeler que les critères de Maastricht imposaient aux pays membres de la zone euro une dette inférieure à 60% du PIB et un déficit n'excédant pas 3%...)
Le plus effrayant est de regarder l'évolution de cette dette dans le temps. Depuis une trentaine d'années, elle n'a cessé de croitre, passant de 21% du PIB en 1978 à 84% prévus en 2010.
Devant ces chiffres et ces tendances, un constat s'impose : contrairement à ce qu'on nous a seriné depuis des mois, la crise n'est pas celle du libéralisme, mais bien celle des États.
On voit d'ailleurs que les pays qui incarnent le mieux au plan économique le modèle capitaliste sont actuellement les moins touchés : Chine, Inde, Europe de l'Est... Les Etats-Unis, quant à eux, grâce à une réactivité globalement encore assez bonne, ont amorcé une reprise sensible (300.000 emplois pour le seul mois d'avril, 3% de croissance du PIB prévus en 2010).
En revanche, la crise concentre désormais ses effets néfastes sur les pays les plus avancés dans le chemin vers l'Etat-Providence.
Pour l'heure, à l'instar de la France, ils refusent d'accepter cette évidence, incriminant toujours la responsabilité des marchés, et fustigeant les attaques de mystérieux spéculateurs (« désormais les spéculateurs doivent savoir qu'ils en seront pour leurs frais » a prévenu M. Sarkozy).
Tout en plaidant pour la lutte contre les déficits, ils continuent de préconiser les programmes de relance gouvernementaux, et les emprunts, se livrant eux-mêmes à d'incroyables spéculations (quel argent peut-on prêter lorsqu'on est soi-même endetté jusqu'au cou ?).
Les chefs d'états, réunis à Bruxelles le vendredi 7 mai, ont annoncé un train de mesures aussi déterminées qu'imprécises : mettre en place une « ligne de défense de la zone euro »,  renforcer les «mécanismes de stabilisation ». M. Berlusconi a parlé « d'état d'urgence », Nicolas Sarkozy de « mobilisation générale ». En chœur, tous ont promis « d'utiliser toute la gamme des instruments disponibles » , d'appliquer des « sanctions plus sévères » vis à vis des Etats trop laxistes (ils le sont tous pour l'heure...)...
Tout cela donne un peu un sentiment de panique et d'improvisation. D'autant que ceux qui réclamaient à grands cris des régulations et des contrôles pour les marchés, les refusent ou minimisent leur importance vis à vis des politiques gouvernementales. Les Socialistes ne veulent pas entendre parler de rigueur, Dominique Strauss-Kahn, président du FMI, et même l'Elysée conseillent de ne pas trop "faire confiance" aux fameuses agences de notations indépendantes (tout en préconisant la mise sur pied d'une agence européenne, qui serait par nature, inféodée au pouvoir politique) ...
Tandis que l'Euro amorce une descente dangereuse, la mise sur pied en catastrophe d'un « fonds de soutien » aux pays en difficulté, dont la Grèce va commencer par pomper 115 milliards d'euros, s'inscrit dans une sorte de fuite en avant. Est-ce la solution ? Peut-on encore éviter le délitement de la monnaie unique, qui aurait pour conséquence probable l'anéantissement définitif de l'idée européenne en tant que fédération de nations ? Ce serait une catastrophe dans le contexte de la fameuse mondialisation, mais hélas, c'est  bien la question du jour.
Graphique : Wikipedia

05 mai 2010

Capitalisme et Liberté

Publié au début des années soixante, alors que les théories keynésiennes étaient en vogue, ce livre détonant passa pratiquement inaperçu. Il n'eut droit à aucune couverture médiatique, hormis un article de la revue anglaise The Economist. Ça n'empêcha pas son auteur Milton Friedman (1912-2006), d'obtenir le prix Nobel d'économie en 1976...
Il est réédité en 2010, au moment où reviennent de plus belle, les récriminations de ceux qui veulent toujours plus de régulations et qui souhaitent accroitre le rôle de l'Etat, garant selon eux de la justice sociale. Nul doute qu'il sera jugé avec la même intolérance, en dépit des évidences qu'il continue envers et contre tout d'objectiver.

Milton Friedman souvent classé comme libertarien ou ultra-libéral, revendique tout simplement l'étiquette de libéral. Ça paraît évident, mais il faut savoir qu'aux Etats-Unis cette appellation est quasi synonyme de socialiste ! C'est pour lui la conséquence d'un abus de langage, assez coutumier aux gens de gauche, qui consiste à s'arroger les vertus qu'on n'a pas. En Amérique, ils se disent libéraux, en Europe ils se prétendent progressistes...
Comme le titre de l'ouvrage l'indique clairement, le propos est de montrer pourquoi le capitalisme, tout bien considéré, s'avère de tous les systèmes existants, le moins mauvais pour préserver la liberté, dans une société humaine responsable, soucieuse par ailleurs d'équité et de respect mutuel.

La démonstration s'appuie sur deux principes que l'auteur juge consubstantiels à toute démocratie éclairée :
-Dispersion et caractère ascendant du Pouvoir
-Limitation des prérogatives du Gouvernement
S'agissant du pouvoir, Friedman estime qu'il faut avant tout veiller à en éviter la concentration et la centralisation. Pouvoir et contre-pouvoirs doivent s'équilibrer, comme le prévoit d'ailleurs avec une robuste harmonie, la Constitution Américaine (exécutif, législatif, judiciaire).
En matière de dispersion, à l'instar de ce que préconisait Montesquieu, mieux vaut partir du bas que du haut. L'échelon local étant celui qui conditionne la vie de tous les jours, c'est à ce niveau que l'essentiel des réglementations et des lois doivent être conçues et s'exercer en premier lieu. Ce qui, entre autres avantages, laisse à chacun la possibilité de changer de ville ou de région si les règles en vigueur ne lui conviennent pas ! Aux Etats-Unis, ce qui ne peut relever du Comté dépend de l'Etat, et ce qui ne peut relever de l'Etat dépend du Gouvernement Fédéral...
En somme, à part l'organisation et le financement de la défense nationale, « le rôle fondamental du gouvernement est de nous fournir des règles en même temps qu'un moyen de les modifier, d'aplanir entre nous les différends sur la signification de ces règles, et de veiller à ce qu'elles soient observées... »
Tout le reste n'est que littérature, ou presque...

Pour Milton Friedman, le gros défaut de la conception socialiste de l'Etat, est de « forcer les gens à agir contre leurs propres intérêts afin de favoriser un intérêt général supposé». L'Etat omnipotent prétend représenter cet intérêt général, mais c'est présomptueux et ça relève même de la pure folie, car la liberté est fragile, et « le pouvoir concentré n'est pas moins dangereux parce que ceux qui le détiennent ont de bonnes intentions. »
A l'inverse, l'économie libre donne aux gens ce qu'ils veulent et non pas ce qu'une instance tierce estime qu'ils devraient vouloir. En réalité, « ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c'est le manque de foi dans la liberté elle-même... »
En somme, Friedman plaide pour le self-government et la responsabilité individuelle. Il s'inscrit ainsi dans la droite ligne de Tocqueville, rejetant notamment « le pouvoir absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » de l'Etat-Providence.

S'il fallait faire un reproche à l'ouvrage, il faudrait dire, bien qu'il contienne nombre de réflexions très pertinentes, qu'il reste au plan de la vulgarisation, n'atteignant ni la profondeur impressionnante de vues de Hayek, ni la clarté étincelante de Tocqueville. La traduction, trop littérale et un peu lourde, étant probablement pour quelque chose.
L'argumentation quant à elle, qui embrasse parfois des problématiques complexes, use de raccourcis un peu elliptiques (sur la théorie monétaire par exemple, ici survolée). Sur certains sujets elle paraît un peu réductrice et datée (« si le travailleur japonais a un plus bas niveau de vie que le travailleur américain, c'est parce qu'il est en moyenne moins productif »). Sur d'autres, elle n'est pas dénuée de contradictions. Par exemple Friedman affirme à propos de la démarche de certification industrielle, que c'est «  quelque chose que le marché privé peut généralement faire lui-même », puis après un raisonnement alambiqué finit par conclure : « qu'une façon de tourner le problème.../... est de recourir à la certification gouvernementale ».
De même sur l'école publique dont il critique la tendance à l'uniformisation en même temps qu'il lui reconnaît la fonction importante d'avoir « imposé l'anglais comme langue de tous... »

Sur quantité de sujets il expose toutefois avec brio ce qui fait l'essence de l'esprit du libéralisme moderne. Il insiste évidement sur la nécessité de la concurrence, égratignant au passage la conception qu'en ont souvent les Européens : « Aux USA, la libre entreprise signifie que chacun est libre de fonder une entreprise mais qu'il n'a pas le droit d'interdire la concurrence, ni de se trouver en situation de monopole.../... En Europe, cela signifie que les entreprises ont le droit de créer des monopoles, ou bien de s'entendre, de se partager les marché, ce qui affaiblit la concurrence... »
Bien qu'il juge légitime la défense des salariés par les syndicats et le contrôle de certaines professions, il met en garde, à propos des dérives corporatistes. En plaidant pour des hausses de salaires non fondées, les syndicats contribuent à détruire l'emploi. Et inversement en défendant par principe, le maintien d'emplois inutiles, ils contraignent à plafonner les salaires. Dans le même ordre d'idées, il critique les politiques de soutien aux prix agricoles, qu'il estime seulement capables de maintenir artificiellement plus de gens que nécessaire à la terre.
D'une manière générale, Milton Friedman dit tout le mal qu'il pense du contrôle des prix, et s'insurge notamment sur les mesures gouvernementales prises sur l'or en 1933-34, qu'il considère comme une nationalisation du métal jaune : « Il n'y a pas de différence de principe entre cette nationalisation de l'or à un prix artificiellement bas, et la nationalisation par Fidel Castro de la terre et des usines à un prix artificiellement bas. »
Il défend en revanche avec la dernière énergie le principe du libre échange et condamne « l'attitude incohérente consistant à subventionner certains états étrangers (et donc à cette époque à favoriser le socialisme), tout en imposant des restrictions à l'importation des biens qu'ils arrivent à produire. »
En matière de justice sociale, il souligne avec beaucoup de clairvoyance les effets pervers des lois anti-discrimination, du salaire minimum, de certains programmes de logements sociaux (public housing), du principe de la carte scolaire.
Enfin, il s'attaque au mythe délétère de la redistribution : « on prend aux uns pour donner aux autres, non par souci d'efficacité mais au nom de la justice. » Il juge ainsi particulièrement inefficace le principe de l'impôt progressif, qui favorise l'évaporation des richesses et conduit fatalement à mettre en œuvre quantité de "niches", qui compliquent et dénaturent le dispositif fiscal. Au lieu de cela, on connait sa suggestion d'une Flat Tax, d'assiette large mais modérée (autour de 20%), pondérée le cas échéant d'un impôt négatif et d'aides ciblées et personnalisées (chèque éducation).

Au total, Milton Friedman reste avant tout l'adversaire très convaincant du modèle économique keynésien. Il montre notamment, chiffres à l'appui, qu'en fait « d'amorcer la pompe » les grands programmes de dépenses gouvernementales, aggravent les tendances inflationnistes et le chômage, et surtout, qu'ils s'avèrent quasi irréversibles, créant à long terme de la dette structurelle, difficile à résorber, et une dépendance grandissante à l'Etat.
Un de ses apports les plus éclatants reste d'avoir montré que la liberté apportait la prospérité (la liberté économique étant pour lui évidemment indissociable de la liberté d'expression). Le libéralisme n'exclut pas la survenue de crises, qui doivent être surmontées avec pragmatisme et non à coup de diktats idéologiques. A moins d'être aveuglé par ces derniers, chacun peut constater facilement que l'association liberté et prospérité s'avère durable et reproductible comme tout ce qui est vrai...