Pragmatisme
et Monisme/Pluralisme
Une
problématique que James juge essentielle en matière philosophique
est celle qui touche à l'unicité du monde : "Croire en
l'Un ou croire au Multiple voilà la classification la plus riche de
conséquences."
Encore
une occasion pour lui de poser la question en terme de finalité :
Quel changement pratique induit le fait de penser le monde dans
l'unicité ou dans la pluralité ?
L'inclination
naturelle de l'esprit humain est de penser, dit-il, que "le
monde est Un". "Ce
monisme est une musique qui flatte notre oreille : elle élève
notre âme et nous rassure."
Mais
à bien y réfléchir cette hypothèse est intenable d'un point de
vue pratique tant elle dépasse l'entendement humain, et tant elle
pose d'impératif dont le monde dans lequel nous vivons ne saurait
rendre compte. En effet, "l'unité absolue, par définition
ne connaît pas de degré. Le moindre écart corrompt le
principe.../.. Autant dire que l'eau contenue dans un verre est pure
parce qu'elle ne contient qu'un seul petit germe de choléra !"
Certes
le monde est unique au moins "comme objet de discours"
et c'est tant mieux, car sinon nous ne pourrions même pas en parler.
Il rassemble des choses qui se tiennent par une certaine continuité.
"Le temps et l'espace sont des supports de la continuité qui
permettent aux diverses parties de l'univers de tenir ensemble."
Il y a même quantité d'autres lignes de continuité ou de lignes
d'influence entre les choses. Plus généralement, "il
y a entre toutes les choses cohésion et adhésion d'une manière ou
d'une autre, si bien que pratiquement, l'univers existe sous forme de
chaînes ou de toiles d'araignée qui font une chose continue ou
intégrée."
On
peut également évoquer pour accréditer l'unité du monde, la cause
première de son existence, le lien
générique qui regroupe
de manière hiérarchique les choses et enfin l'unité de but qui les
caractérise. On pourrait même ajouter l'harmonie esthétique de
l'univers et l'unité
transcendantale du sujet connaissant,
chère à l'idéalisme, aussi unique que l'univers lui-même.
Dans
l'état actuel de nos connaissances, et dans la situation où se
trouve l'esprit humain, l'attitude pragmatique consiste toutefois à
renoncer au monisme absolu aussi bien qu'au pluralisme : "Le
monde est un, dans la mesure où ses parties tiennent ensemble grâce
à un type de relation quelconque. Il est multiple dans la mesure où
certaines relations ne parviennent pas à s'établir."
Au
total, "l'hypothèse d'un monde dont l'unité est encore
imparfaite et le sera peut-être toujours" est la plus
appropriée à ce qui est. Le pragmatisme s'inscrit ainsi dans une
logique qui n'est pas sans rappeler celle du bon vieux Kant. Sans
rejeter l'hypothèse d'une finalité relevant d'un absolu unique,
inaccessible, elle considère qu'il vaut mieux pour l'heure s'en
tenir humblement aux concepts sur lesquels notre entendement et notre
raisonnement ont prise : "Nous sommes comme des poissons
nageant dans l'océan des sens que borne par au dessus l'élément
supérieur que nous sommes incapables de respirer ou de pénétrer."
Pragmatisme
et Humanisme/Religion
Les
dernières leçons de William James portent sur les rapports que peut
entretenir le pragmatisme avec l'humanisme et la religion. Il amène
le lecteur à adopter une attitude ouverte sur le sujet, puisque
l'idée de Dieu n'apparaît pas contradictoire avec la perspective
d'un monde perpétuellement en mouvement vers le progrès et
l'amélioration : "la philosophie pragmatique a aucun moment
ne congédie les conceptions religieuses positives desquelles au
contraire, elle est proche."
Proche
également, une fois encore et sans le dire, de Kant s'émerveillant
à la fois du ciel étoilé au dessus de sa tête et de la loi morale
au fond de lui, James énonce comme quelque chose d’incontournable :
"ce
besoin d'un ordre moral éternel [qui] est l'un des plus profonds qui
soient ancrés en nous".
Il affirme que d'un simple point de vue pratique, l'idée de Dieu est
préférable au nihilisme athée car, elle "nous
garantit l'existence d'un ordre éternel idéal."
Dans
le même temps, il insiste sur l'importance fondamentale qu'il y a de
ne pas mêler des considérations relevant d'un quelconque absolu
immanent, à celles qui cherchent à construire une philosophie
pratique : "La notion d'une réalité qui exigerait que
nous soyons en accord avec elle, sans raison aucune, mais seulement
parce que cette exigence est inconditionnelle ou transcendante, est
une idée qui me dépasse complètement."
Selon
ce point de vue, la réalité n'est pas quelque chose d'extérieur à
nous mais un continuum dans lequel nous sommes et que nous pouvons
faire évoluer. En d'autres termes, que la réalité soit ne
dépend que d'elle, mais ce qu'elle est dépend de l'angle
choisi et ce choix ne dépend que de nous. Et pour qu'elle ait un
sens, "la réalité est ce dont les vérités doivent tenir
compte en général."
Dans
cette perspective la religion finit par se confondre avec
l'humanisme, de sorte qu'on ne saurait gommer la contribution
apportée par l'homme, au devenir du monde. Nous croyons souvent que
la réalité est déjà toute faite et achevée, et que notre
intellect n'est apparu que pour la décrire telle qu'elle est déjà.
Invoquant le philosophe allemand R.
H. Lotze (1817-1881), James se demande "si la réalité
existante ne serait pas là précisément pour stimuler notre esprit
afin qu'il produise ces ajouts qui vont augmenter la valeur totale de
l'univers plutôt que dans le but de réapparaître telle quelle dans
notre connaissance..."
Cette
hypothèse aux accents prométhéens est fascinante car elle revient
à envisager que : "le monde est tout à fait malléable et
qu'il attend que nous lui apportions , de nos mains, les dernières
touches..."
En
définitive, en réduisant l'essence divine à sa plus simple
expression, et qu'on en ait une conception moniste ou pluraliste,
tout se passe comme si Dieu (au sens très large), n'était qu'un
allié dans la lutte des hommes pour devenir meilleurs et rendre le
monde meilleur...
Et
sur ce long, très long chemin, William James affirme, après avoir
combattu leurs excès, que le pragmatisme n'a d'autre dessein que
celui de réconcilier les esprits délicats et les esprits endurcis !
Pour
conclure
Ce
petit ouvrage s'avère beaucoup plus profond que son titre ne porte à
l'imaginer. C'est sans doute un peu le drame de la philosophie
américaine, qui fait qu'elle est si mal interprétée, si
incomprise. Elle manie des concepts en apparence simples et elle privilégie à tout moment la poursuite d'intérêts pratiques (au même
titre que celle du bonheur). On ne saurait être plus trivial pour
des esprits qui se piquent d'intellectualisme !
Preuve
est faite s'il le fallait que ce n'est pourtant en rien
contradictoire avec l'élévation de la pensée. William James marie
les plus hautes aspirations avec une sorte de bon sens rustique.
Il
en tire plus qu'une philosophie : une méthode pour s'attaquer
aux problématiques les plus complexes, avec la même analyse qu'un
plombier face à une fuite d'eau.
Il
montre l'importance qu'il y a de bien poser les questions, de les
décomposer si nécessaire, en alternatives abordables par le
raisonnement, et il souligne la nécessité de chercher à définir à
chaque fois la finalité à laquelle elles sont susceptibles de
pouvoir répondre.
Au
surplus, l'originalité de son approche est de s'inscrire dans une
dynamique mélioriste, suggérant qu'un monde apte au progrès a beaucoup plus de sens qu'un autre qui serait trop statique,
trop prédéfini, trop matériel...
La
réédition récente de la préface que fit naguère Henri Bergson
(1859-1941) pour cet ouvrage, fournit l'occasion de confirmer le
caractère novateur de cette démarche et de préciser son apport
spirituel. Puisque dans l'homme il y a de l'esprit, pourquoi dénier
à ce dernier une réalité palpable : "Les sentiments
puissants qui agitent l'âme à certains moments privilégiés sont
des forces aussi réelles que celles dont s'occupe le physicien."
Enfin
et surtout, il précise comment James a bouleversé la manière dont
on peut penser le réel et le vrai, comment la vérité peut être
considérée comme le cœur battant de la relation qu'a l'homme au
monde, c'est à dire la réalité, laquelle est susceptible
d'évoluer. La vérité n'est pas déposée dans les choses et dans
les faits, elle ne préexiste pas à nos affirmations : "nous
définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe
déjà. James la définit par sa relation avec ce qui n'existe pas
encore.../... La philosophie a une tendance à vouloir que la vérité
regarde en arrière, pour James, elle regarde en avant."
En
définitive, selon Bergson, à travers les propos de James, la vérité relève plus de l'invention que
de la découverte. Pas étonnant dès lors qu'il devienne possible
d'affirmer avec lui que "comme toute invention, elle ne vaut que
par son utilité pratique."
Et
pour finir, un hommage on ne peut plus vibrant, d'un philosophe à un
autre, par dessus l'Atlantique : "La postérité mettra William
James à sa vraie place. Elle dira sans doute que ce penseur fut un
des plus grands, et que nul ne fit un plus vigoureux effort pour
étreindre la réalité..."
Henri Bergson Sur le pragmatisme de William James, PUF Collection Quadrige Grands textes. 2011