La crise qui perdure et qui étend progressivement son spectre hideux sur le monde entier, suscite un sentiment désagréable, mélange d'impatience, de colère et d'écœurement. Quand donc, et comment tout cela finira-t-il ?
Chaque jour apporte son lot de nouvelles moroses, et tout le système est parcouru de craquements sinistres. La quasi faillite des géants américains de l'automobile et les difficultés de nombreux autres constructeurs à leur suite font frémir. Comment diable ces firmes qui paraît-il travaillaient à flux tendus ont-elles pu se laisser aller à accumuler autant de stocks sans réagir ? Toutes ces entreprises bourrées de statisticiens, et de consultants chargés de décortiquer « en temps réel » et sous tous les angles les tendances du marché ont donc été victimes d'une incroyable myopie.
Dans un univers cerné par une armée de contrôleurs et par une nuée de plus en plus opaque de réglementations, les irrégularités qui éclatent soudain un peu partout, laissent pantois. Après les scandales des sub-prime et des titrisations de dettes, les tripatouillages hasardeux des traders façon Jérôme Kerviel, la gigantesque fraude « pyramidale » de Bernard Madoff, portant sur 50 milliards de dollars donne des sueurs froides. Comment donc de telles machinations ont-t-elles pu être ourdies en toute tranquillité, voire parfois encouragées par les Pouvoirs Publics ? Comment accepter l'idée que tous les organismes de contrôle, toutes le agences de notation , d'accréditation et d'évaluation, tous les spécialistes et experts aient pu se laisser berner de manière aussi vertigineuse ? A l'évidence, nous ne souffrons pas d'un manque de réglementations mais d'une pléthore, hélas inefficiente...
L'explication facile que s'empressent de donner de ces évènements dramatiques la noria revancharde de vieux archéo-marxistes et autres dévots nostalgiques de la bureaucratie étatique n'est à l'évidence qu'un trompeur pis-aller. Les catastrophes mortelles dans lesquelles se sont abimés leurs espoirs chimériques d'égalitarisme social en forme de holisme plus ou moins soviétoïde, pourrait les inciter à un minimum de modestie. Hélas, ces incurables agitent à nouveau le spectre du Grand Soir du Capitalisme !
En réalité, cette peste qu'on nomme crise, a des causes complexes et transcende largement les régimes politiques, touchant autant l'Amérique libérale que la Chine communiste, La Russie que le Japon, l'Islande que l'Afrique du Sud. Pour paraphraser la Fontaine, « ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints.. »
Voilà des années que s'est installée insidieusement une sorte de maladie étrange, qui progressivement ronge la belle mécanique du Monde, tendant à la transformer en une sorte de spirale mécaniste aveugle et aléatoire. Cette monstruosité molle, bien intentionnée se répand comme une tache d'huile et imprègne tous les rouages de la société. Elle a commencé par dénaturer la substance du langage, changeant l'art de la sémantique en palilalie jargonnante. Pétri d'une syntaxe pédante et hermétique, cet embrouillamini quasi permanent interdit d'appeler les choses par leur nom et réduit l'expression comme une peau de chagrin, stérilisant par la même, l'esprit critique et le bon sens. Ses effets pervers tuent le débat et gangrènent les principes élémentaires d'une bonne gestion, amenant littéralement à prendre des vessies pour des lanternes, et confondant souvent la fin et les moyens.
Résultat on assiste à l'émergence de croyances irrationnelles, contredisant souvent des évidences criantes. Propulsées par les nouveaux ressorts de la communication, des opinions non fondées ou des rumeurs insanes se propagent à la vitesse de l'éclair contaminant des foules crédules qui se les approprient comme des faits acquis. Triste conséquence de la démocratie, le règne du consensus s'impose de manière imbécile, donnant trop systématiquement raison aux majorités et tort aux minorités. Le souci républicain d'égalité qui par retour de balancier contraint les pouvoirs Publics à des mesures de « discrimination positive » n'arrangent rien, bien au contraire. Surgissent un peu partout des seuils ou des quotas fondés sur des a priori bien intentionnés mais vains.
Plus grave, les dirigeants et décideurs semblent eux-mêmes avoir perdu la raison. Ils s'en remettent à de prétendus experts dont l'irresponsabilité n'a d'égale que l'arrogance pour les guider dans leur mission, et tâtonnent au gré du vent de l'actualité, prenant pour cap des principes dénués de vrais fondements. La dérive actuelle en matière de gestion, souvent sous l'influence de consultants irresponsables et de normes trop formalisées "de qualité", conduit les entreprises, privées comme publiques, à des évaluations fallacieuses ou approximatives des mérites de leur personnel, de la qualité réelle des prestations, et de la satisfaction de leur clientèle. La fameuse "écoute" n'entend rien et la dépersonnalisation devient la règle. Les êtres, dans cette logique déshumanisée, deviennent de simples ressources humaines, coincés entre le maketing et les produits...
Associées à l'appât du gain immédiat, et à la centralisation productiviste, ces tares d'essence technocratique expliquent probablement en grande partie la crise actuelle. Mais à l'image de la poule et de l'oeuf, il est impossible de déterminer qui des consommateurs ou des entreprises portent la lourde responsabilité de ce cercle infernal. Sont-ce les premiers qui ne voulant plus rien payer à sa juste valeur et s'entichant de médiocrité matérielle poussent à un productivisme effréné, ou bien les secondes qui aiguillonnées par une concurrence absurde et par l'obsession du profit, se livrent sans frein au racolage et à la démesure ?
Sous ces effets conjugués la société humaine s'essouffle, trébuche et perd à la fois ses repères et son sens. Les marchés saturés et exténués s'affaissent conduisant à la récession et son cortège de plaies sociales. La pensée unique pasteurisée insinue partout ses mornes credo, sa tolérance veule, et sa pseudo rationalité narcissique. Tout est interprété en terme de dividendes égoïstes, de gains potentiels, d'acquis corporatistes. Même la Charité devient un business racoleur dont l'avidité étouffe l'élan altruiste et masque le manque de pragmatisme.
Ce voile nébuleux de bonnes intentions et de vœux pieux se déchire parfois brutalement sous la griffe terrifiante du monstre terroriste. Son empreinte sanglante affole un court moment mais la chape de bien-pensance recouvre vite ces carnages odieux, minimisant leur portée. Pire, l'opinion publique est tellement pervertie qu'elle a tendance à confondre avec le mal, ceux qui tentent sans détour de s'y attaquer, les accusant parfois même de l'avoir provoqué !
La Liberté, défigurée par ses ennemis, qu'ils soient violents ou non, parfaitement clairvoyants ou amblyopes, initiés ou ignorants, perd peu à peu du terrain et se recroqueville en se desséchant comme une vieille enveloppe sans substance.
Une chose est certaine toutefois. Tous ces maux ne sont pas occasionnés par la Liberté bien sûr mais par le mauvais usage qu'on en fait... Fort heureusement la crise actuelle n'est pas la conséquence de guerres, de tyrannies, de massacres, d'épidémies, ou de famines comme celles qui décimaient périodiquement le monde autrefois.
Avec un peu de raison, nul doute qu'il devrait être possible de la surmonter à condition que chacun en soit convaincu, et use de sa citoyenneté de personne libre avec responsabilité. Il faut donner à la Liberté tout son sens et lui permettre notamment de se nourrir avant tout du principe d'humanité.
NB : Illustration de William Blake, pour l'Enfer de Dante