Pragmatisme
et Sens Commun
William
James suggère une théorie de la connaissance, faisant du "sens
commun" un terreau constitué par les découvertes passées qui
ont "réussi à traverser toute l'expérience subséquente en
se conservant", sur lequel viennent se greffer de nouvelles
expériences sans jamais complètement déloger l'acquis. Einstein ne
remplace pas Newton en quelque sorte, et Kant ne supprime pas Platon.
Le sens commun, qui semblait un concept des plus figés, acquiert
une signification dynamique inédite. Dans ce processus en constante
évolution, le "possible" est une idée maîtresse, se définissant comme "quelque chose de moins par rapport au réel et quelque chose de plus par rapport à l'irréel".
C'est ce qui permet à l'être humain de relier les choses et les
êtres entre eux et de raisonner sur eux, même en leur absence. Tout
le contraire de l'animal qui n'imagine pas ce que son maître va
faire, ni où il va, lorsqu'il sort sans lui. Ou bien du bébé qui
"lorsque son hochet tombe, ne le cherche pas. Pour lui, il
est "parti".
Cette
conception amène à réfléchir sur la fiabilité des bases fondant
le sens commun. A ce propos James rappelle la réticence de l'être
humain à remettre en cause ce qu'il croit acquis : "lorsqu'il
s'agit d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils
entraîneraient une remise en cause radicale de nos idées
préconçues, généralement on les ignore complètement ou on maudit
les gens qui nous les font remonter."
C'est
une force car il serait épuisant de remettre systématiquement tout
en cause, mais c'est aussi une fragilité d'où il découle que :
"bien que le sens commun ait l'apparence de la connaissance
éprouvée, il faut toutefois s'en méfier."
Il faut également accepter l'incapacité du sens
commun à répondre à certaines questions pratiques. Un seul
exemple : à l'instar du fameux bateau de Thésée, "un
couteau dont on a changé le manche et la lame reste-t-il le même ?"
Enfin à l'inverse de ce qu'imaginaient les philosophes
de l'école péripatéticienne, les catégories du sens commun n'ont
rien d'éternel ou d'immuable. Car, depuis qu'il est capable de
modifier le monde qui l'entoure, "l'homme crée des choses
nouvelles qui bouleversent le sens commun."
Il en crée même tant, "qu'il risque de se noyer dans ses propres richesses comme un enfant dans son bain, qui ne sait pas refermer le robinet qu'il a ouvert..."
Il en crée même tant, "qu'il risque de se noyer dans ses propres richesses comme un enfant dans son bain, qui ne sait pas refermer le robinet qu'il a ouvert..."
A ce stade, James compare les retombées pratiques respectives de la science et de la philosophie, et émet là une sévère critique de cette dernière "qui
va beaucoup plus loin dans ses négations que le stade scientifique,
[mais] n'a pas augmenté jusqu'à présent la portée de notre
puissance pratique"
Il recommande en conséquence de considérer les théories comme "des
instruments, des moyens que trouve l'esprit pour s'adapter à la
réalité" plutôt que "des révélations, ou des
réponses gnostiques à ce monde énigmatique créé par Dieu".
Ce
qui l'amène à poser le problème qui en découle naturellement "N'y
aurait-il pas après tout une certaine ambiguïté dans la vérité ?"
Pragmatisme
et Vérité
De
fait, la vérité est un concept des plus discutables, et sur ce
sujet plus que sur tout autre, s'affrontent clairement les
conceptions rationalistes et pragmatiques.
Il
faut certes accorder à la vérité des choses, une certaine
universalité, "pourvu qu'on ait bien identifié les concepts
(les genres) sur lesquels elle s'exerce : un et un font deux, le blanc
est plus proche du gris que du noir, lorsqu'une cause commence à
agir, l'effet débute... Ces propositions sont vraies pour tous les
uns, tous les blancs, toutes les causes."
En
pratique il faut donc insister sur le fait que "les noms qu'on
donne aux choses sont arbitraires, mais une fois qu'ils ont pris un
sens il faut s'y tenir."
Pour
autant, la vérité utile ne relève pas davantage d'un absolu
immanent que d'une réalité matérielle trop bornée. Le
pragmatisme propose une approche
qui se situe à la croisée des chemins. Pour le rationaliste,
"la vérité demeure une pure abstraction dont le seul nom doit
nous inspirer le respect. Tandis que le pragmatiste entreprend de
montrer en détail pourquoi il faut s'incliner, le rationaliste se
révèle incapable d'identifier les faits concrets dont il a tiré
son abstraction."
Au surplus, "malgré son attachement aux faits, il
ne souffre pas du même penchant matérialiste que l'empirisme
ordinaire" et il ne voit
"pas d'inconvénient à concevoir des abstractions tant qu'elles
vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et
qu'elles vous mènent quelque part." On
pourrait même poursuivre le raisonnement encore plus loin en
acceptant "qu'une idée est vraie dès lors qu'y
croire nous aide à vivre..."
L'attitude
pragmatique face à la vérité, se ramène donc comme souvent, face
à un questionnement, à soupeser les alternatives en fonction de la
finalité recherchée. Elle vise à interpréter chaque notion en
fonction de ses conséquences pratiques : "Quelle
différence y aurait-il en pratique si telle notion plutôt que telle
autre était vraie ? Si aucune différence pratique n'apparaît,
c'est que les deux notions sont pratiquement équivalentes et que la
discussion est vaine."
Le
vrai est donc une idée toute relative, évolutive, et en pratique,
on peut l'assimiler à "ce qui paie". En d'autres termes,
la vérité de nos idées "réside
dans le fait qu'elles fonctionnent".
On touche ici le cœur de l'esprit anglo-saxon notamment américain,
et dont on se méfie si fort en Europe et particulièrement en
France. C'est sans doute à cause de cet a priori que le pragmatisme
y est si méprisé et incompris autant que méconnu. Einstein avait
plaisanté sur ces notions en s'exclamant que : "La
théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. - La
pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait
pourquoi..."
En
bref, la vérité n'a d'intérêt que in rebus et non pas
ante rem. C'est une approximation "qui se réduit à ce qui est opportun
en matière de pensée, tout comme le Bien se réduit à ce qui est
opportun en terme de conduite..."
A suivre....