Thierry Wolton dans un récent ouvrage*, ose répondre par l’affirmative. Il faut dire qu’il a quelques titres à faire valoir. Son histoire mondiale du communisme publiée en 2015 constitue une somme. Avec le livre noir du communisme paru en 1997 sous l’égide de Stéphane Courtois, ce sont à peu près les deux seuls ouvrages d’importance en français qui traitent en profondeur du sujet. Ce dernier avait déclenché de violentes polémiques, tendant avant tout à séparer l’idéologie des crimes commis en son nom. Le premier n’avait guère eu meilleur accueil. Il y eut beaucoup d’indifférence à son égard et certains n’hésitèrent pas à le juger trop anti-communiste… Comme si on pouvait qualifier un livre sur le IIIè Reich et la Shoah de trop anti-nazi !
A l’heure où le candidat du parti communiste français à l’élection présidentielle fait la une de l’actualité, non pour l’idéologie calamiteuse au nom de laquelle il parle, mais parce qu’il déclare aimer la viande, les fromages et le bon vin français, on mesure la mansuétude avec laquelle on juge de nos jours les émules du marxisme-léninisme.
Thierry Wolton s’interroge donc sur les raisons qui font que le communisme puisse encore jouir d’une telle indulgence, alors “qu’aucun mode de gouvernement n’a fait autant de victimes dans l’histoire”. Et puisqu’il faut bien admettre “qu’aucune idéologie n’a séduit autant les esprits dans le monde”, il essaie de comprendre “comment les meilleures intentions peuvent aboutir aux pires tourments”.
On peut dans cette analyse distinguer trois étapes majeures dans la description desquelles, on s’appuiera largement sur les propos de l’auteur.
Les racines du Mal
Si les théories de Marx sont indissociablement liées à l’avènement du communisme, on peut trouver chez nombre de penseurs qui l’ont précédé les germes du mal. A commencer sans doute par les philosophes holistes de l’antiquité, tels Platon et Aristote, qui affirmaient que le tout prévaut sur les parties. Cette idée fut soutenue par Saint-Thomas d’Aquin puis par Rousseau dont le fameux contrat social donne la primauté de la volonté générale sur les intérêts particuliers, allant jusqu’à considérer qu’une opinion personnelle contraire à celle du peuple, était nécessairement erronée. Rien à voir, faut-il le préciser avec le Social Contract de John Locke, empreint de pragmatisme…
Le babouvisme prôna quant à lui la répartition des biens selon le principe du “chacun à sa suffisance, mais rien que sa suffisance”, préfigurant le “à chacun selon ses besoins” du communisme (précisant que nul ne peut prétendre avoir plus de besoin que son voisin...). Enfin Hegel posa comme axiome que la dynamique de la révolution porte en elle le projet de “se fonder sur l’idée et de construire d’après elle la réalité”. Fatale mystification.
La Révolution de 1789 fut la première tentative pour faire passer dans les faits ces théories, associant dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen les principes antinomiques de liberté et d’égalité.
En 1830, un terrible sophisme permit d’assimiler la révolution au progrès, le progrès au socialisme, donc de conclure que la révolution, c’était en toute logique le socialisme !
C’est sur d’aussi bancales fondations, que s'installa la tyrannie des bonnes intentions qui permit à Marx d’asséner qu’il fallait dépasser les philosophies théoriques pour se donner un objectif ambitieux, celui de transformer le monde ! Le pire fut qu’il décréta ce projet au nom de la science, s’appropriant les thèses darwiniennes, ce qui fit dire à Engels que “si Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine” !
Les causes de la complaisance
Si le communisme s'inspire prétendument de belles idées et prône les valeurs de justice sociale, comment toutefois expliquer que le malentendu puisse perdurer après tant d’échecs dans son application, tant de massacres commis en son nom ?
Selon Thierry Wolton, l’aveuglement qui a si longtemps permis d’occulter la réalité du communisme s’explique en partie par l’instinct égalitaire qui anime tout être humain et par sa corollaire implacable : "dénoncer ce qui se fait au nom du socialisme, c’est y renoncer".
Cette aspiration est si forte qu’elle conduit le converti à s’infliger une discipline de fer allant jusqu'à dépasser sa propre condition humaine, à supprimer tout désir, tout plaisir, tout état d’âme, et in fine toute pitié (Tchernychevski puis catéchisme du révolutionnaire Netchaïev).
Dès lors, il n’y a ni méchanceté ni cruauté dans les sacrifices qu’exige le triomphe de la cause, et on comprend qu’une fois au pouvoir, le parti léniniste soit devenu l’instrument du totalitarisme "parce qu’il est intrinsèquement totalitaire".
"L’adhésion paradoxale des bourgeois et des intellectuels est logique dès lors qu’ils comprennent que le seul moyen pour eux de jouer un rôle est de suivre le train". Cela peut aller jusqu’à renier sa classe, à se faire fustiger et flageller par le Parti "pour gagner des galons de serviteur de la Révolution". "L’intellectuel renonce sincèrement et même voluptueusement à l’intellectualisme et avec lui à l’intelligence et aux exigences de la connaissance" (Lefebvre). Il en perd toute objectivité. Pour le compagnon de route, "le chemin du salut conduit à l’abêtissement" dans lequel on peut voir "une part de haine de soi".
"Assimilée à l’exaspération des plus opprimés, la violence révolutionnaire et celle du Parti-État est volontiers pardonnée dès lors qu’elle est perpétrée au nom du bien !"
De fait, "sans la complicité de fait des intellectuels occidentaux bercés d’illusions et de faux semblants, la vérité sur ce qui se passait derrière le rideau de fer aurait probablement été connue plus tôt" (et le premier témoin Kravchenko aurait pu être écouté au lieu d’être diffamé par la horde des intellectuels de l'époque).
En définitive, le capitalisme, grâce à la liberté d’expression qu’il offre et à la mauvaise conscience aux relents judéo-chrétiens qu'il suscite, a plutôt permis au socialisme de perdurer, et de continuer à promettre tantôt le Grand Soir, tantôt des lendemains qui chantent, tantôt le réenchantement du monde…
Mort et transfiguration du communisme
Le communisme, contrairement à ses proches cousins fascisme et national-socialisme, n’a jamais fait l’objet d’un procès. Les coupables n’ont quasi jamais été punis sinon par leur propre système d’épuration. Pire, dans son acception classique, le communisme est loin d’avoir disparu de la planète. Corée, Vietnam, Laos, Cuba, Venezuela, Erythrée… Nombreux sont les potentats résiduels, qui continuent de commettre leurs horreurs au vu et su du monde et de la communauté internationale.
Le cas de la Chine interroge. Le pays est revenu à l’économie de marché et la propriété privée a été rétablie, mais l’avenir est incertain car le Parti reste omnipotent et fidèle au dogme maoïste, faisant craindre un durcissement progressif de l’emprise étatique.
Parallèlement, d’innombrables avatars égalitaristes fleurissent de nos jours dans les pays démocratiques, et on voit monter en puissance l’islam "qui veut le même bonheur pour tous les hommes sous l’autorité d’une idéologie unique sous les commandements supposés d’Allah".
Un vent de pessimisme souffle sur les peuples libres, en dépit d‘une prospérité inégalée et d’un indice de gini qui s’améliore régulièrement (contrairement à une idée reçue véhiculée par l'intelligentsia de gauche, si le nombre de riches s'accroît, celui des pauvres diminue régulièrement).
Paradoxalement, "plus le système démocratique s’étend, moins il semble satisfaire ceux qui en jouissent" et "la croissance des pays en voie de développement est vécue comme une concurrence déloyale". Dans ce contexte, la doxa socialiste a évolué. La lutte des classes ne faisant plus guère illusion, c’est le souverainisme et le protectionnisme qui séduisent et permettent de pointer les coupables, à savoir le bon vieux capitalisme, le néo-libéralisme et le libre échange ! Tout change mais rien ne change. Les slogans éculés, une fois recyclés, restent en vigueur, et les théories altermondialistes qui fleurissent un peu partout agitent encore et toujours le mirage d’un autre monde…
D’autres périls s’ajoutent à ceux auxquels on était habitués, plus insidieux mais non moins délétères. La cancel culture et le wokisme, venus des Etats-Unis, qui prétendent du passé faire table rase, "singent le réalisme socialiste". "Climat, race, sexe, la lutte finale devient existentielle avec pour fonds de commerce commun, l’éternelle diabolisation du capitalisme". "L’usage du web joue sur des ressorts humains connus, les mêmes qui ont fait le miel des idéologies totalitaires du XXè siècle: envie, jalousie, haine".
"A la lutte des classes moteur de l’histoire, les écologistes les plus radicaux substituent le changement climatique, leur couteau suisse de la compréhension du monde". "Chez Marx, le capitalisme devait s'effondrer de lui-même victime de ses contradictions; pour les catastrophistes, c’est la planète entière qu’il entraîne dans sa chute inéluctable".
Un petit espoir demeure envers et contre tout pour les plus optimistes. Paraphrasant Lénine qui voyait dans le gauchisme une maladie d'enfance du communisme, Thierry Wolton suggère que ces avatars sociétaux prônant l’uniformisation générale insipide et la désintégration des valeurs en constituent la dégénérescence sénile...