Etant libéral par nature, j'imagine qu'il est sot et vain d'interdire à des gens responsables des expériences dans ce domaine. Nombre de personnes éminentes et respectables ont essayé les paradis artificiels sans causer de tort à personne, et n'ont pas craint de relater publiquement leurs impressions : Ernst Jünger, Aldous Huxley, Charles Baudelaire, Thomas De Quincey, Edgar Poe, Henri Michaux, Pierre Loti, Jean Cocteau, Claude Farrère...
La vie est courte et les occasions de s'élever sont si rares qu'il semble bien légitime d'essayer les provoquer. « Rarely, rarely comest thou spirit of delight », se lamentait Shelley...
Car entre autres vertus, l'ivresse possède souvent la caractéristique de transcender la durée. Jünger* l'affirmait : « dans l'opium vous disposez d'un temps inouï, une nuit peut durer mille ans. L'homme qui possède du temps est un homme libre ». L'opium pourrait donc constituer une sorte d'épanouissement...
L'approche des drogues ne peut donc se concevoir que dans une perspective où à chaque instant, on veille à rester maître de soi-même. Il faut rejeter catégoriquement toute ivresse qui ferait perdre l'esprit. Qu'y a-t-il d'ailleurs à espérer n'être plus soi-même ?
Pour ces raisons, personnellement, je n'apprécie que très modérément les effets de l'alcool. Le spectacle de gens perdant totalement la raison, se livrant à des actes ridicules, grotesques ou délictueux, et ne se souvenant plus le lendemain de leurs frasques, m'effraie.
L'alcool ne procure au mieux qu'une éphémère levée des inhibitions. Au surplus, l'euphorie est rapidement suivie dans mon cas par une sorte de capharnaüm intérieur : une griserie anarchique, désordonnée, qui s'empare à la fois du corps et de la pensée, qui cède peu à peu la place à une sorte de barre lourde, qui broie lentement la tête, provoque la nausée et fait tanguer le monde comme lors d'un mauvais voyage sur une mer agitée, froide et grise. Au bout du compte, mon crâne éclate et je ressors vidé, un peu honteux et insatisfait.
L'expérience ne combla pas vraiment mes espérances. En dépit de sensations très agréables, d'une douce euphorie, et de séances hilarantes, je ne fus pas touché par la grâce qui m'eut permis d'écrire des poèmes ou de réaliser des dessins inspirés.
Ce n'est pas qu'on n'éprouve aucune idée, mais hélas tandis qu'on est sous l'emprise de la substance, plus rien ne paraît important hormis l'extase, et surtout pas l'effort surhumain qu'il faudrait faire pour s'asseoir à une table et tenter de coucher sur le papier tout ce qui passe par l'esprit. De toute manière, il est clair que la drogue, qui illumine le champ du réel, ne procure en aucune manière le génie...
N'ayant pas ressenti personnellement les effets du pavot, je prends la liberté de relater ici les impressions de mon grand père maternel qui fut officier en Chine au début du XXè siècle, telles qu'il les décrivit dans ses souvenirs. Sa carrière militaire répondait avant tout à un besoin d'aventure. Il n'est donc pas étonnant que sa curiosité l'ait poussé à tenter l'expérience. Je ne l'ai hélas pas connu, mais je sais qu'il n'avait rien d'un mystificateur et qu'il était d'une grande droiture. Son témoignage m'a ému car il m'a démontré qu'avec de la volonté et une bonne connaissance de soi-même, on pouvait aisément franchir les limites des convenances.
Les vrais fumeurs d’opium ne sont jamais ni des farceurs, ni des noceurs, ni des fanfarons de vices; on n’y rencontrerait pas d’ivrognes. Ils se recrutent parmi les gens d’une distinction à petit bruit, les personnages enclins à l’intellectualisme, à la philosophie, aux conversations à mi-voix, et aussi et surtout, à la rêverie en solitaire. Le plus souvent ils fument seul; la fumerie à deux se justifie par la présence d’un invité, lui-même fumant, ou bien parce qu’on ne veut pas faire soi-même ses pipes.../...
Alors disparaît, comme par enchantement, toute impression de fatigue physique. J’ai souvent fumé après une journée passée à cheval et deux pipes suffisaient à m’enlever toute trace de courbature. J’étais plus dispos qu’au matin. C’est, en mieux, l’effet d’un bain tiède. On se sent devenir immatériel, comme si l’on n’avait pas de corps, plus de vêtements, plus rien d’autre qu’un esprit détaché de toutes les contingences d’ici-bas. Les sens réalisent ce paradoxe d’être à la fois assoupi et aiguisé: assoupi, parce qu’on se trouve dans une sorte d’état de sur-veille qui fait qu’il est impossible de se rendre compte si on sommeille ou si on veille; aiguisé, parce que la pensée se creuse, s’affine, s’hypertrophie comme dans un rêve qui ne serait jamais absurde.
On prétend que rien n’est difficile et aléatoire comme de désintoxiquer un habitué des paradis artificiels, qu’il y faut des mois, des dosages et des précautions infinies. Eh bien, j’ai fumé plus de deux mille pipes d’opium en quatre ou cinq ans de pratique, et je m’en suis déshabitué tout seul, du jour au lendemain, sans aucun secours et sans en souffrir le moins du monde. Il est vrai que ma vie n’a jamais cessé d'être active... »
** Souvenirs. Michel Alerme